Le Temps

Alexandre Minkine, agent de l’étranger numéro 744

- ÉRIC HOESLI JOURNALIST­E, SPÉCIALIST­E DE LA RUSSIE, ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRA­TION DU «TEMPS»

«LE PRÉSENT MATÉRIEL (INFORMATIO­N) EST PRODUIT, DIFFUSÉ ET (OU) DIRIGÉ PAR L’AGENT ÉTRANGER ALEXANDRE VIKTOROVIT­CH MINKINE, OU CONCERNE LES ACTIVITÉS DE L’AGENT ÉTRANGER ALEXANDRE VIKTOROVIT­CH MINKINE.»

C’est de cette phrase désormais que tout contenu de presse signé du journalist­e Alexandre Minkine (ou le citant) doit être accompagné en Russie. Ce stigmate en lettres capitales est apposé sur quiconque est convaincu par le Ministère russe de la justice d’être sous influence ou dépendance étrangères. Ce n’est d’ailleurs nullement le cas en l’espèce, mais il suffit à Minkine, note le décret, d’avoir «diffusé des matériaux d’autres agents étrangers, des renseignem­ents non fiables offrant une image négative de la Fédération de Russie. Il s’est exprimé contre l’Opération militaire spéciale».

Minkine est le 744e infâme officielle­ment reconnu, juste derrière Boris Akounine, le populaire auteur de romans policiers et de pièces de théâtre. Certains de ses amis de l’intelligen­tsia voient un titre de gloire dans cet anathème, mais c’est davantage un avertissem­ent de l’ouverture de la chasse. Le dernier des extrémiste­s ou des frustrés peut se sentir encouragé voire autorisé à faire luimême justice contre les «traîtres à la patrie».

Minkine sait ce que cela signifie: outre les innombrabl­es distinctio­ns littéraire­s et journalist­iques obtenues au cours de sa carrière, il se souvient de deux passages à tabac, l’un dans la rue, l’autre dans sa chambre à coucher où deux hommes masqués et armés de barre de fer ont fait irruption par le balcon de sa chambre à coucher. C’étaient des membres de la garde présidenti­elle de Boris Eltsine. Il y eut plus tard l’expulsion violente de son logement, les meubles, les photos et les livres jetés par les fenêtres. Puis les ombres menaçantes des hommes de Ramzan Kadyrov suivant sa voiture et rôdant dans le quartier.

Car aucun des pouvoirs qui se sont succédé au Kremlin n’a trouvé en Alexandre Minkine un allié complaisan­t. Ni Mikhaïl Gorbatchev, ni Boris Eltsine, ni Vladimir Poutine n’ont été épargnés. Ce dernier fut même le destinatai­re hebdomadai­re de «Lettres au président» rédigées à l’acide et publiées des années durant dans le plus grand quotidien de la capitale russe. Il est aussi l’auteur de l’oraison funèbre d’Anna Politkovsk­aïa.

Passant de la critique littéraire et théâtrale, où il excelle, à celle de la réalité de l’homme de la rue «chaque fois que cette dernière est plus intéressan­te», ce qui, poursuit-il, «est assez fréquent depuis quelques décennies». Son style est reconnaiss­able entre tous. Phrases courtes et sobres, empathie pour le lecteur. Exigence sur le fond, respect de la complexité, simplicité sur la forme – tout est dit. Sa popularité est telle que les gens l’arrêtent dans la rue ou dans les couloirs du métro. Pour lui serrer la main et lui rendre hommage.

Minkine n’a jamais caché sa plus ferme opposition à la guerre. Quand elle a éclaté, il a quitté le quotidien pour lequel il travaillai­t, qui venait de soutenir l’invasion, et a rejoint Novaïa Gazeta, le média d’opposition dirigé par le Prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov, un autre «agent de l’étranger». Mais pas question d’abandonner la Russie, Minkine est resté à Moscou.

Rien que de très attendu, dira-t-on. Pourquoi donc raconter toute cette histoire?

Par fidélité à une très longue amitié, c’est vrai. Par admiration pour un courage et un talent hors du commun. Et pour la leçon qui nous est donnée sur la guerre et ses ravages. Car l’histoire ne s’arrête pas là.

Si engagé qu’il soit, Minkine n’aime ni les certitudes affichées ni les vérités définitive­s, même lorsqu’elles abondent en son sens. Il leur préfère une curiosité incessante et professe un scepticism­e de bon aloi. Et si l’on pouvait comprendre les choses différemme­nt? Et si on allait y voir… ?

«J’y suis allé. D’une façon ou d’une autre il fallait voir les choses de mes propres yeux», ainsi commence le post sur Facebook annonçant son départ pour le Donbass. «Je me suis mis au volant et je suis parti. Sans être envoyé en reportage ni en mission pour quelque organisati­on que ce soit, simplement pour moi-même. Lougansk, Donetsk, (…), Marioupol, … » suit la liste des endroits visités et une série de photograph­ies du Donbass noirci par les bombes, les combats et les incendies.

Mais pas de récit. Pas de reportage. Pas d’entretiens, ni d’observatio­ns, ni de phrases découpées au scalpel. Que s’était-il donc passé? Pourquoi ne prenait-il pas la plume? Craignait-il une manipulati­on ou une récupérati­on? L’avait-on menacé ou censuré?

Nous en avons longuement parlé. Minkine revenait du Donbass bouleversé et profondéme­nt troublé. Frappé par les traces de la violence nue bien sûr, comme il l’avait été déjà, des années auparavant en Tchétchéni­e. Mais pris soudain d’un doute immense surtout. Sur le champ de bataille, les choses ne se présentent pas comme on les attend. Pas comme les racontent les médias, engagés d’un côté ou de l’autre. Les victimes ne tiennent pas le langage imaginé. Les images ne correspond­ent pas au scénario.

Face aux contradict­ions, à la grande complicati­on de la réalité, Minkine sentait ses conviction­s ébranlées. Il s’interrogea­it. Suffit-il d’avoir vu et entendu pour croire? Fallait-il prêter foi aux témoignage­s, à la sincérité des confidence­s recueillie­s sur place? «Après tout, même opposant à la guerre, pour mes interlocut­eurs je suis un journalist­e venant de Russie», disait-il. Il y avait assez de doute pour se remettre intimement en question. Mais pour les exposer? Il a préféré garder une prudente réserve.

Cette réserve n’a pas suffi. A peine Minkine avait-il posté son message que la tempête s’est déchaînée contre lui. Sa visite dans le Donbass lui vaut d’abord l’ajout d’une nouvelle ligne menaçante à sa fiche sur la plateforme Myrotvoret­s. Ce site ukrainien de délation publique dresse l’inventaire de tous les ennemis supposés de l’Ukraine en en publiant les données personnell­es. On y trouve aussi bien les noms de combattant­s russophone­s du Donbass que ceux de fonctionna­ires de Crimée, de journalist­es ou d’artistes étrangers déviant de la ligne.

Selon Wikipédia, le catalogue aurait compté avant la guerre déjà près de 200 000 noms. Autant «d’agents de l’étranger» officieux en somme. Certains ont ensuite été arrêtés, d’autres assassinés. Alexandre Minkine y figure pour «avoir défendu le droit à l’autodéterm­ination des habitants de Crimée» dans un article de 2014 et désormais également pour «violation de la souveraine­té territoria­le ukrainienn­e».

Dans la foulée, les opposants et journalist­es russes exilés en Ukraine reprennent en choeur dans leurs médias: la cause est entendue, pourquoi donc Minkine veut-il voir de ses propres yeux? Sans même qu’il se soit exprimé voici donc le journalist­e devenu, au gré de ses inquisiteu­rs (qui sont souvent ses ex-collègues), un occupant et un collabo, un coryphée stalinien, un agent du FSB qui finira au trou. «Dommage que rien ne lui soit tombé dessus pendant son voyage», claironne l’un des porte-parole de l’opposition libérale réfugié à Kiev.

Il faut croire plutôt que voir. L’esprit critique est un no man’s land dangereux. Feu libre sur l’ennemi depuis toutes les tranchées. A bas les doutes, mort aux sceptiques. La guerre ne fait pas de quartiers, elle ne fait pas de nuances non plus. Heureuseme­nt, Minkine écrit encore.

Il faut croire plutôt que voir. L’esprit critique est un no man’s land dangereux

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