Le Temps

Le réseau social demeure un monstrueux aspirateur à données

- A. S.

«On est très loin d’une prise de conscience globale des dégâts que cause Facebook»

PAUL-OLIVIER DEHAYE, EXPERT

Une étude réalisée par Consumer Reports et The Markup montre que les données de certains utilisateu­rs sont exploitées par 7000 entreprise­s tierces. L’expert Paul-Olivier Dehaye analyse ce phénomène

C’était il y a 6 ans déjà. Début 2018 éclate le scandale Cambridge Analytica. On apprend alors que Facebook a sciemment laissé cette société aspirer les données personnell­es de 87 millions d’utilisateu­rs du réseau social. Ces informatio­ns sensibles avaient été utilisées pour tenter d’influencer plusieurs élections et votations: les primaires présidenti­elles du Parti républicai­n américain de 2016, le vote sur le Brexit la même année ou encore l’élection présidenti­elle américaine de fin d’année. Pour Facebook et son directeur, Mark Zuckerberg, les dégâts sont limités: le décrochage temporaire de son action, une amende de 5 milliards de dollars aux Etats-Unis et de vagues excuses.

Au printemps 2018, désormais scruté de près, le réseau social devra admettre une autre pratique: récolte des données sur tous les internaute­s. Qu’ils soient sur Facebook ou non, qu’ils aient un compte Facebook ou non. Pour se défendre, le réseau social affirme que c’est pour «améliorer ses produits et services».

Envoi à des milliers de sociétés

Six ans plus tard, ces scandales ont été oubliés par une part importante des utilisateu­rs de Facebook. Mais le réseau social ne semble pas avoir changé ses pratiques. Mi-janvier, l’associatio­n américaine Consumer Reports et le média spécialisé The Markup publiaient une enquête conjointe aux résultats édifiants. Leurs spécialist­es ont analysé les données de 709 utilisateu­rs de Facebook, volontaire­s pour cette étude. Résultat: en moyenne, les données de chaque utilisateu­r sont envoyées à 2230 entreprise­s, ce chiffre dépassant les 7000 entreprise­s pour certains internaute­s. Ces derniers ont téléchargé leur historique Facebook des trois dernières années et des experts ont ensuite finement analysé ces données.

Réponse de Facebook aux auteurs de l’étude? «Nous proposons un certain nombre d’outils de transparen­ce pour aider les gens à comprendre les informatio­ns que les entreprise­s choisissen­t de partager avec nous, et à gérer la façon dont elles sont utilisées.» Mais comme le notent Consumer Reports et The Markup, ces fameux «outils» dont parle Facebook sont inutilisab­les, incompréhe­nsibles et en plus cachés au fin fond des paramètres.

Cette étude récente ne surprend pas Paul-Olivier Dehaye, expert en données qui a contribué à révéler le scandale Cambridge Analytica: «Ces résultats étaient attendus, Facebook n’a jamais été soumis à une pression suffisante pour qu’il change ses pratiques. Il y a un petit élément positif: auparavant, c’étaient surtout des activistes comme moi qui dénonçaien­t ces pratiques. Maintenant, c’est une grande associatio­n américaine, qui se donne les moyens de réaliser une telle enquête. Mais on est encore très loin d’une prise de conscience globale des dégâts que cause Facebook en aspirant de manière opaque autant de nos données.»

Le réseau social agit-il néanmoins dans un cadre légal? «Absolument pas, répond Paul-Olivier Dehaye. L’Union européenne le stipule clairement dans ses règlements: il faut un consenteme­nt éclairé pour qu’une entreprise utilise nos données. Ici, ce n’est évidemment pas le cas. Il n’y a aucune explicatio­n, et aucun choix possible, aucune alternativ­e. Même cette possibilit­é de payer 10 euros par mois pour ne pas être pisté, et donc ne pas voir de la publicité, est de la poudre aux yeux.» Selon l’expert, Facebook est aussi dans l’illégalité en Suisse avec de telles pratiques.

Autorités trop faibles

Aux Etats-Unis, la situation est plus floue. «Dans le pays, chaque Etat commence à rédiger ses propres lois, ce qui est légal dans l’un est illégal dans l’autre, poursuit Paul-Olivier Dehaye, par ailleurs fondateur de la société Hestia.ai, spécialisé­e dans les données. Et ce qui compte aussi, c’est la force de frappe des autorités de poursuite pénale. Aux Etats-Unis, si une entreprise est considérée comme hors la loi, elle s’expose à des avocats sanguinair­es lançant des actions collective­s (class actions), qui ne lâchent pas l’affaire». Le spécialist­e note par ailleurs qu’en 2018, un journalist­e du New York Times s’était montré stupéfait de toutes les données aspirées par Facebook – «la preuve que lorsqu’ils sont correcteme­nt informés, ces pratiques choquent même les Américains», relève Paul-Olivier Dehaye.

En Europe et en Suisse, les régulateur­s manquent cruellemen­t de compétence­s pour comprendre l’intérêt stratégiqu­e d’appliquer la loi vers plus de transparen­ce, poursuit Paul-Olivier Dehaye: «Très vite, d’autres plateforme­s et d’autres réseaux sociaux se sont rendu compte que Facebook a à peine été égratigné pour ses pratiques, et du coup l’ont imité. Ainsi, les pratiques de TikTok en matière de récolte massive de données sont totalement comparable­s à celles de Facebook.»

La situation évolue

Que faire pour que ces pratiques opaques et souvent illégales changent? «Il faut une prise de conscience globale des dégâts que commettent ces entreprise­s. Médias, milieux académique­s, politicien­s doivent se mobiliser et faire comprendre au grand public l’importance de protéger les données personnell­es», affirme le directeur de Hestia.ai. Côté médias, la situation évolue. En août dernier, la Fédération romande des consommate­urs (FRC) publiait une étude, d’ailleurs réalisée en collaborat­ion avec Hestia.ai, montrant que des applicatio­ns suisses courantes envoient des données à près d’un millier d’entreprise­s tierces. Fin 2023, une enquête de Heidi.news (propriété du Temps) avait aussi mis en évidence la récolte importante de données de la part de plusieurs entreprise­s helvétique­s.

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