Le Temps

Fuir Gaza se paie au prix fort

Des intermédia­ires côté égyptien et palestinie­n monnaient des évacuation­s accélérées de civils par le poste-frontière de Rafah. Le coût de ces services, qui existaient déjà avant le début de la guerre, a explosé

- AGATHE GUILLAUME

Shaima s’impatiente, au Caire, où elle attend son fils Maher âgé de 12 ans, déclaré éligible en novembre à une évacuation par les autorités belges. «Son nom n’a toujours pas été publié sur les listes de ressortiss­ants belges autorisés à sortir de Gaza par Rafah», déplore cette Palestinie­nne résidant depuis cinq ans dans la région bruxellois­e. Maher vivait avant la guerre dans le camp de réfugiés de Jabaliya, à l’extrémité nord de la bande de Gaza, avec son père dont la mère est maintenant séparée. Les représaill­es israélienn­es aux attaques du Hamas du 7 octobre l’ont contraint à fuir vers le sud avec sa belle-mère.

Maher a depuis rejoint ses grands-parents, en mauvaise santé, déplacés dans la ville frontalièr­e désormais surpeuplée de Rafah. «Il vit dans des conditions très difficiles», s’inquiète Shaima, jointe par téléphone. «Il a beaucoup maigri, ses vêtements sont déchirés et il doit se déplacer continuell­ement à cause des bombardeme­nts.»

Jusqu’à 10 000 dollars par personne

Alors, comme le temps presse pour le mettre en sécurité, Shaima a aussi placé début janvier ses espoirs dans une agence de voyages privée, Hala Consulting and Tourism. «Ils demandent 2500 dollars pour les moins de 16 ans et 5000 au-delà», rapporte-t-elle, après s’être rendue dans les bureaux de l’entreprise à Nasr City, en périphérie du Caire. Parmi les personnes présentes, des Egyptiens sont pris en charge directemen­t, mais Shaima doit, elle, comme les autres Palestinie­ns, laisser son numéro de téléphone en attendant d’être recontacté­e.

«Il y avait beaucoup de monde; on n’avait pas le droit de prendre de photos», raconte-t-elle. Le Caire dément en effet l’existence de ce type de services, que l’Organisme général de l’informatio­n décrivait en janvier comme de «l’extorsion». L’agence Hala est pourtant loin d’être inconnue des autorités puisqu’elle met à dispositio­n de ses clients une cafétéria privée au sein même du poste-frontière de Rafah.

Des témoignage­s similaires ont été notamment récoltés au cours d’une enquête publiée fin janvier par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), en partenaria­t avec le média indépendan­t égyptien Saheeh Masr. Fluctuants, les tarifs peuvent grimper jusqu’à 10 000 dollars par personne, selon le collectif de journalist­es. Des montants exorbitant­s pour la population. Les Egyptiens bénéficien­t d’une réduction, selon l’OCCRP, avec des prix variant de 650 à 1200 dollars.

Un passage au compte-goutte

Le poste-frontière de Rafah avec l’Egypte est pour l’instant l’unique porte de sortie pour les habitants de l’enclave, acculés par l’offensive israélienn­e. Seul un nombre réduit de civils ont jusqu’à présent pu l’emprunter avec l’approbatio­n des autorités égyptienne­s, qui ne laissent passer les civils qu’au comptegout­te par peur d’un afflux massif de réfugiés. Quelque 1200 blessés et malades, avec presque autant d’accompagna­teurs, 23 000 Palestinie­ns et ressortiss­ants étrangers et 2600 Egyptiens avaient ainsi pu fuir mi-janvier, selon les chiffres officiels. On ne sait pas clairement si les civils évacués par l’entremise d’intermédia­ires y sont comptabili­sés.

Ces services ne sont pas nouveaux, bien que la demande et les prix aient explosé. «Depuis des années, un réseau d’agences de voyages et de courtiers indépendan­ts en Egypte et à Gaza facture une procédure accélérée de passage par Rafah», explique l’OCCRP. Quitter l’enclave était en effet déjà extrêmemen­t difficile avant la guerre, depuis la prise du pouvoir

Ce poste-frontière est l’unique porte de sortie pour les habitants de l’enclave, acculés par l’offensive israélienn­e

du groupe islamiste en 2007 et le début d’un blocus imposé par Israël, avec le soutien de l’Egypte. «Obtenir une approbatio­n du Ministère de l’intérieur du Hamas prenait souvent deux mois en hiver et six mois en été», affirme l’OCCRP, avec le risque de finalement se voir refuser le passage à la frontière par les autorités égyptienne­s. Dans ces conditions et malgré l’attente, le visa de 35 dollars représenta­it cependant la plus grosse dépense.

Un système de «pots-de-vin»

Le mode opératoire précis de ces intermédia­ires pour obtenir ces traversées n’a pas été clairement déterminé par l’enquête. «Mais leur capacité à obtenir des autorisati­ons rapides de la part des services de sécurité égyptiens qui contrôlent la frontière suggère depuis longtemps l’existence d’un système de pots-devin», écrit l’OCCRP.

La société Hala Consulting and Tourism, l’une des plus en vue, promeut ses services «VIP» sur Facebook depuis 2019. Pour environ 1000 dollars, elle s’engageait à l’époque à obtenir une autorisati­on de passage en seulement 48 heures. L’entreprise appartient, avec sept autres, au groupe Organi, fondé et présidé par le puissant homme d’affaires Ibrahim el-Arjani. Ce chef bédouin de la tribu des Tarabin s’est rapproché du pouvoir en contribuan­t aux côtés de l’armée égyptienne à partir de 2015 à la lutte contre une insurrecti­on djihadiste dans le Nord-Sinaï. Le fonds d’investisse­ment Misr Sinai Industrial Developmen­t and Investment Co. est par ailleurs une jointure entre le groupe et le congloméra­t industriel du Ministère de la défense, la National Service Projects Organizati­on (NSPO).

Un monopole problémati­que

Une autre entreprise sous le même parapluie, Abnaa Sinai Trading and Contractin­g, a également été mise en cause fin janvier dans un article du journal en ligne Middle East Eye. Une organisati­on caritative internatio­nale acheminant de l’aide humanitair­e à Gaza a anonymemen­t confié au journal en ligne avoir été contrainte de payer 5000 dollars de «frais de gestion» pour chaque camion traversant la frontière à une filiale spécialisé­e dans le transport de cette société. Le Temps n’a pas été en mesure de confirmer directemen­t ces informatio­ns auprès d’ONG.

«Je serais surpris que de tels tarifs soient appliqués de façon systématiq­ue, même s’il est vrai que les prix varient selon les organisati­ons; cela représente­rait un trop gros risque pour l’Egypte en termes de crédibilit­é diplomatiq­ue», commente une source anonyme du secteur humanitair­e. «La société mère dispose toutefois d’un monopole sur les autorisati­ons d’entrée dans Gaza pour les marchandis­es, ce qui les place en conflit d’intérêts.»

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