Pourquoi la police a laissé faire les agriculteurs français
Le soulèvement paysan a révélé un certain laisser-faire policier inhabituel dans le pays. La maîtrise syndicale mais aussi les calculs du gouvernement l’expliquent pour beaucoup
En conférence de presse jeudi aprèsmidi, au moment d’appeler à la levée des blocages, le patron de la FNSEA Arnaud Rousseau s’est félicité du fait qu’«aucun personnel des forces de l’ordre n’a été blessé» au cours du soulèvement des agriculteurs français. Le leader du syndicat ultra-majoritaire a toujours appelé au calme et, à l’heure du bilan, s’honorait que les agriculteurs aient été très «clairs»: «Cette mobilisation s’est distinguée par son esprit de responsabilité» et la «volonté de ne pas se faire récupérer». Pour le syndicaliste, cette posture illustre «les plus belles valeurs du monde agricole» qui ont valu au mouvement le «soutien de l’ensemble de la nation». Un soutien jamais vu et «quasiment charnel», selon lui.
«Coups de sang légitimes»
Toujours est-il que certaines actions ont marqué les esprits. Tout particulièrement l’explosion d’un immeuble de la Direction régionale de l’environnement à Carcassonne et l’incendie d’un bâtiment de la Mutualité sociale agricole à Narbonne. On notera aussi l’épandage massif de fumier sur des bâtiments officiels, des tas de paille géants incendiés, des routes dégradées, des camions étrangers alpagués ou, tout simplement, les blocages routiers qui restaient majoritairement illégaux même si l’on y insistait sur le fait de tout nettoyer en partant pour sauvegarder l’image du mouvement.
Le gouvernement et tout particulièrement le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin assumaient une forme de laisser-faire et demandaient aux forces de l’ordre de ne pas intervenir face à ces «coups de sang légitimes». Un discours aux antipodes de celui qui encadrait les révoltes des Gilets jaunes, les actions d’écologistes ou celles des émeutes urbaines de l’été 2023. La «modération» imposée aux policiers qui ne devaient pas «intervenir sur les points de blocage» mais les «sécuriser» a largement intrigué.
Lignes rouges
«Cette séquence a montré que la notion d’ordre est une notion politique», analyse Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de police. «Le fondement de l’ordre, ce n’est pas le droit, explique l’auteur de La Police contre la rue (Editions Grasset). Un bâtiment soufflé, cela peut être qualifié d’acte terroriste, des rues éventrées, cela peut être qualifié de dégradations, des camions renversés, ça peut être du pillage. Donc toutes les qualifications juridiques ne sont pas suffisantes pour définir ce qu’est l’ordre. Un gouvernement le définit en fonction de ses priorités et va toujours avoir une latitude pour cadrer les événements.»
En affirmant que ces agriculteurs n’étaient pas des voyous mais des patriotes, «Gérald Darmanin a préparé l’inaction policière, constate Sebastian Roché. Il a ainsi appliqué les techniques de la désescalade en maintenant la communication avec les leaders et en accompagnant les protestataires sans les empêcher. Le gouvernement est donc capable de changer complètement la perspective qu’il a sur le maintien de l’ordre.» D’autant qu’en France, tout cela est très centralisé. «Il y a un seul chef qui pilote l’ensemble des opérations, c’est le ministre de l’Intérieur, explique le politologue qui enseigne à Sciences Po Grenoble. Il y a donc une grande uniformité dans l’approche.»
Mais comment expliquer une telle mollesse dans le cas des agriculteurs? Tout d’abord, selon un sondage pour Le Figaro, 89% des Français soutenaient les manifestations. Rares étaient donc les politiques à dénoncer les débordements. Mais «c’était aussi le cas de la réforme des retraites donc ce n’est pas un élément décisif, tranche Sebastian Roché. Dans les deux cas on avait affaire à des travailleurs qui manifestaient et à des mouvements qui étaient populaires.»
Par ailleurs, les agriculteurs ont tout de même plus ou moins respecté les lignes rouges posées par le gouvernement. Pas de véritable blocage du marché international de Rungis (le «ventre» de la capitale), pas de tracteurs dans Paris, pas de perturbations dans les aéroports parisiens, pas de violences envers la police. Et quand une intrusion à pied dans une zone de stockage de Rungis a été constatée ce mercredi, 79 personnes ont été interpellées et ont passé la nuit au poste. C’étaient les premières arrestations au bout de deux semaines de mobilisation. Elles se sont faites sans violence et avaient pour cadre un convoi très suivi de la Coordination rurale, syndicat minoritaire et radical. Ces manifestants à part dans le mouvement avaient annoncé leur action et, dans cette optique, traversé la France depuis le sud-ouest du pays malgré plusieurs interventions policières sur le chemin.
Impartialité de l’Etat
Autre élément en faveur des agriculteurs, les élections européennes arrivent alors que les confrontations avec la police peuvent antagoniser une partie de l’électorat. «Les écologistes ne vont de toute façon pas voter pour le camp présidentiel alors que les agriculteurs qui votent traditionnellement à droite pourraient basculer vers le Rassemblement national, analyse Sebastian Roché. Par ailleurs, les agriculteurs défendent ce que défend Emmanuel Macron, c’est-à-dire le productivisme et la compétitivité de la France. Ils ont plutôt un agenda qui rejoint celui du président, il n’y a pas de conflit de vision», selon ce directeur de recherche au CNRS.
«Les agriculteurs ont plutôt un agenda qui rejoint celui du président, il n’y a pas de conflit de vision» SEBASTIAN ROCHÉ, POLITOLOGUE
Des interventions policières auraient tendu les négociations et la discussion politique en parallèle du rapport de force. Un échange qui s’est relativement bien terminé, preuve en est la levée de la plupart des barrages ce vendredi.
Des affrontements auraient par ailleurs mené à la troisième grande crise en un an après la réforme des retraites et les émeutes urbaines. Sans parler des Gilets jaunes en 2019. Des événements qui avaient illustré une tout autre doctrine du maintien de l’ordre, à grand renfort de grenades lacrymogènes, assourdissantes ou de désencerclement. «Cinq mille grenades ont été tirées à Sainte-Soline en mars 2023 lors de la mobilisation contre les méga-bassines, rappelle Sebastian Roché. Là, c’est zéro. C’est antagonique avec l’idée d’être intraitable sur tout point de désordre. Il y a un défaut d’impartialité de l’Etat par rapport à différents segments de la population.»
Les dégradations des agriculteurs ces derniers jours étaient cependant d’un autre ordre et surtout l’infiltration de black blocs dans certaines manifestations passées, par exemple contre la réforme des retraites, pouvait laisser penser que certains débordements étaient alors prévus d’avance. Notamment les confrontations avec les forces de l’ordre, systématiquement visées par des jets de projectiles.
Une autre musique à Bruxelles
«On peut aussi se dire qu’il n’y a pas eu de tels débordements de la part des agriculteurs parce qu’on a décidé d’accompagner et pas d’empêcher, relativise Sebastian Roché. Il n’y a pas eu de dispersions comme lors d’autres dispositifs qui étaient faits pour la confrontation. Les black blocs ont des intentions mais on n’est pas obligé de tomber dans leur jeu et d’adapter le dispositif à une petite minorité de violents.»
A Bruxelles, jeudi dernier, la police belge a d’ailleurs dû recourir aux canons à eau et aux gaz lacrymogènes à la suite des débordements provoqués par une manifestation d’agriculteurs. «Une fois que l’on s’installe massivement au centre des villes, cela met le gouvernement dans une position où la neutralité des forces de l’ordre est très difficile à tenir», affirme Sebastian Roché. Les lignes rouges concernant Paris, les aéroports et Rungis l’illustrent bien. «Encore une fois le gouvernement définit ce qu’est l’ordre et ce qu’il n’est pas. Et tant que cette définition n’est pas défiée, il n’y a pas affrontement.»
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