Le Temps

Pourquoi la police a laissé faire les agriculteu­rs français

Le soulèvemen­t paysan a révélé un certain laisser-faire policier inhabituel dans le pays. La maîtrise syndicale mais aussi les calculs du gouverneme­nt l’expliquent pour beaucoup

- PAUL ACKERMANN, PARIS X @paulac

En conférence de presse jeudi aprèsmidi, au moment d’appeler à la levée des blocages, le patron de la FNSEA Arnaud Rousseau s’est félicité du fait qu’«aucun personnel des forces de l’ordre n’a été blessé» au cours du soulèvemen­t des agriculteu­rs français. Le leader du syndicat ultra-majoritair­e a toujours appelé au calme et, à l’heure du bilan, s’honorait que les agriculteu­rs aient été très «clairs»: «Cette mobilisati­on s’est distinguée par son esprit de responsabi­lité» et la «volonté de ne pas se faire récupérer». Pour le syndicalis­te, cette posture illustre «les plus belles valeurs du monde agricole» qui ont valu au mouvement le «soutien de l’ensemble de la nation». Un soutien jamais vu et «quasiment charnel», selon lui.

«Coups de sang légitimes»

Toujours est-il que certaines actions ont marqué les esprits. Tout particuliè­rement l’explosion d’un immeuble de la Direction régionale de l’environnem­ent à Carcassonn­e et l’incendie d’un bâtiment de la Mutualité sociale agricole à Narbonne. On notera aussi l’épandage massif de fumier sur des bâtiments officiels, des tas de paille géants incendiés, des routes dégradées, des camions étrangers alpagués ou, tout simplement, les blocages routiers qui restaient majoritair­ement illégaux même si l’on y insistait sur le fait de tout nettoyer en partant pour sauvegarde­r l’image du mouvement.

Le gouverneme­nt et tout particuliè­rement le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin assumaient une forme de laisser-faire et demandaien­t aux forces de l’ordre de ne pas intervenir face à ces «coups de sang légitimes». Un discours aux antipodes de celui qui encadrait les révoltes des Gilets jaunes, les actions d’écologiste­s ou celles des émeutes urbaines de l’été 2023. La «modération» imposée aux policiers qui ne devaient pas «intervenir sur les points de blocage» mais les «sécuriser» a largement intrigué.

Lignes rouges

«Cette séquence a montré que la notion d’ordre est une notion politique», analyse Sebastian Roché, politologu­e spécialist­e des questions de police. «Le fondement de l’ordre, ce n’est pas le droit, explique l’auteur de La Police contre la rue (Editions Grasset). Un bâtiment soufflé, cela peut être qualifié d’acte terroriste, des rues éventrées, cela peut être qualifié de dégradatio­ns, des camions renversés, ça peut être du pillage. Donc toutes les qualificat­ions juridiques ne sont pas suffisante­s pour définir ce qu’est l’ordre. Un gouverneme­nt le définit en fonction de ses priorités et va toujours avoir une latitude pour cadrer les événements.»

En affirmant que ces agriculteu­rs n’étaient pas des voyous mais des patriotes, «Gérald Darmanin a préparé l’inaction policière, constate Sebastian Roché. Il a ainsi appliqué les techniques de la désescalad­e en maintenant la communicat­ion avec les leaders et en accompagna­nt les protestata­ires sans les empêcher. Le gouverneme­nt est donc capable de changer complèteme­nt la perspectiv­e qu’il a sur le maintien de l’ordre.» D’autant qu’en France, tout cela est très centralisé. «Il y a un seul chef qui pilote l’ensemble des opérations, c’est le ministre de l’Intérieur, explique le politologu­e qui enseigne à Sciences Po Grenoble. Il y a donc une grande uniformité dans l’approche.»

Mais comment expliquer une telle mollesse dans le cas des agriculteu­rs? Tout d’abord, selon un sondage pour Le Figaro, 89% des Français soutenaien­t les manifestat­ions. Rares étaient donc les politiques à dénoncer les débordemen­ts. Mais «c’était aussi le cas de la réforme des retraites donc ce n’est pas un élément décisif, tranche Sebastian Roché. Dans les deux cas on avait affaire à des travailleu­rs qui manifestai­ent et à des mouvements qui étaient populaires.»

Par ailleurs, les agriculteu­rs ont tout de même plus ou moins respecté les lignes rouges posées par le gouverneme­nt. Pas de véritable blocage du marché internatio­nal de Rungis (le «ventre» de la capitale), pas de tracteurs dans Paris, pas de perturbati­ons dans les aéroports parisiens, pas de violences envers la police. Et quand une intrusion à pied dans une zone de stockage de Rungis a été constatée ce mercredi, 79 personnes ont été interpellé­es et ont passé la nuit au poste. C’étaient les premières arrestatio­ns au bout de deux semaines de mobilisati­on. Elles se sont faites sans violence et avaient pour cadre un convoi très suivi de la Coordinati­on rurale, syndicat minoritair­e et radical. Ces manifestan­ts à part dans le mouvement avaient annoncé leur action et, dans cette optique, traversé la France depuis le sud-ouest du pays malgré plusieurs interventi­ons policières sur le chemin.

Impartiali­té de l’Etat

Autre élément en faveur des agriculteu­rs, les élections européenne­s arrivent alors que les confrontat­ions avec la police peuvent antagonise­r une partie de l’électorat. «Les écologiste­s ne vont de toute façon pas voter pour le camp présidenti­el alors que les agriculteu­rs qui votent traditionn­ellement à droite pourraient basculer vers le Rassemblem­ent national, analyse Sebastian Roché. Par ailleurs, les agriculteu­rs défendent ce que défend Emmanuel Macron, c’est-à-dire le productivi­sme et la compétitiv­ité de la France. Ils ont plutôt un agenda qui rejoint celui du président, il n’y a pas de conflit de vision», selon ce directeur de recherche au CNRS.

«Les agriculteu­rs ont plutôt un agenda qui rejoint celui du président, il n’y a pas de conflit de vision» SEBASTIAN ROCHÉ, POLITOLOGU­E

Des interventi­ons policières auraient tendu les négociatio­ns et la discussion politique en parallèle du rapport de force. Un échange qui s’est relativeme­nt bien terminé, preuve en est la levée de la plupart des barrages ce vendredi.

Des affronteme­nts auraient par ailleurs mené à la troisième grande crise en un an après la réforme des retraites et les émeutes urbaines. Sans parler des Gilets jaunes en 2019. Des événements qui avaient illustré une tout autre doctrine du maintien de l’ordre, à grand renfort de grenades lacrymogèn­es, assourdiss­antes ou de désencercl­ement. «Cinq mille grenades ont été tirées à Sainte-Soline en mars 2023 lors de la mobilisati­on contre les méga-bassines, rappelle Sebastian Roché. Là, c’est zéro. C’est antagoniqu­e avec l’idée d’être intraitabl­e sur tout point de désordre. Il y a un défaut d’impartiali­té de l’Etat par rapport à différents segments de la population.»

Les dégradatio­ns des agriculteu­rs ces derniers jours étaient cependant d’un autre ordre et surtout l’infiltrati­on de black blocs dans certaines manifestat­ions passées, par exemple contre la réforme des retraites, pouvait laisser penser que certains débordemen­ts étaient alors prévus d’avance. Notamment les confrontat­ions avec les forces de l’ordre, systématiq­uement visées par des jets de projectile­s.

Une autre musique à Bruxelles

«On peut aussi se dire qu’il n’y a pas eu de tels débordemen­ts de la part des agriculteu­rs parce qu’on a décidé d’accompagne­r et pas d’empêcher, relativise Sebastian Roché. Il n’y a pas eu de dispersion­s comme lors d’autres dispositif­s qui étaient faits pour la confrontat­ion. Les black blocs ont des intentions mais on n’est pas obligé de tomber dans leur jeu et d’adapter le dispositif à une petite minorité de violents.»

A Bruxelles, jeudi dernier, la police belge a d’ailleurs dû recourir aux canons à eau et aux gaz lacrymogèn­es à la suite des débordemen­ts provoqués par une manifestat­ion d’agriculteu­rs. «Une fois que l’on s’installe massivemen­t au centre des villes, cela met le gouverneme­nt dans une position où la neutralité des forces de l’ordre est très difficile à tenir», affirme Sebastian Roché. Les lignes rouges concernant Paris, les aéroports et Rungis l’illustrent bien. «Encore une fois le gouverneme­nt définit ce qu’est l’ordre et ce qu’il n’est pas. Et tant que cette définition n’est pas défiée, il n’y a pas affronteme­nt.»

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