Le Temps

«Il faut envisager certains échanges avec la Russie»

En marge de son forum annuel, le directeur de Swisspeace Laurent Goetschel salue l’initiative de la Suisse pour l’organisati­on d’un sommet global pour la paix tout en s’interrogea­nt sur les conditions de son succès. Il se prononce pour le maintien du fina

- PROPOS RECUEIILIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER X @fredericko­ller

Créée en 1988, Swisspeace est une Fondation pour la paix dont le siège est situé dans une ancienne caserne militaire sur les bords du Rhin à Bâle. Dotée d’un budget de 9 millions de francs – 40% proviennen­t de la Confédérat­ion –, elle emploie 60 collaborat­eurs dont l’activité principale est la formation d’acteurs de la société civile et l’accompagne­ment de processus de médiation dans les conflits. Fin janvier, elle tenait son Forum annuel de la paix. Son directeur, Laurent Goetschel, nous a reçu en marge de l’événement. Entretien.

L’annonce par Viola Amherd d’un sommet global pour la paix vous a-t-elle surpris? La paix est une composante importante de la politique étrangère suisse, mais elle n’était pas présente ces derniers mois. Il y avait même un certain scepticism­e, du moins en Suisse alémanique, sur l’importance des bons offices. J’ai donc été positiveme­nt surpris tout en m’interrogea­nt.

Est-ce le bon moment pour une telle initiative? C’est toujours bienvenu! Le front est certes figé, mais il y a toujours beaucoup de morts. Il y a par ailleurs l’incertitud­e des élections aux Etats-Unis. Le conflit au ProcheOrie­nt a relégué dans l’ombre celui de l’Ukraine. On peut même parler d’une fatigue en Ukraine. Se parler n’est dès lors pas la plus stupide des idées. Reste à savoir de quoi. Le plus réaliste est de rallier d’autres partenaire­s en plus de ceux qui se sont réunis à Davos. Il faut envisager certaines formes d’échanges avec la Russie, du moins au niveau technique des discussion­s.

Avez-vous été sollicité? Pas à ce stade. En Ukraine, on donne des cours de formation pour la collecte d’informatio­ns en vue d’éventuelle­s procédures pour crimes de guerre.

Ne s’agit-il pas d’une façon de suissiser un processus ukrainien? Non, la Suisse ne peut poursuivre l’approche des quatre premiers rounds de discussion­s sur la solution de paix ukrainienn­e. Ce sera autre chose. La Suisse a déjà organisé le sommet de Lugano sur la reconstruc­tion, une initiative qui datait d’avant le 24 février 2022. Le DFAE a décidé son maintien, mais en réorientan­t ses objectifs. On avait prévu une réunion plutôt technique sur la gouvernanc­e. A présent, on évoque un processus de paix.

Que pensez-vous des dix points de paix de Zelensky ? A sa place, j’aurais fait la même chose. La question est de savoir ce que l’on en fait à présent. A Davos, on a essayé d’avoir une position cohérente des 83 Etats qui ont participé aux discussion­s, du moins sur certains points. Mais il n’y a pas eu de déclaratio­n commune. L’idée est de rallier le plus grand nombre de pays pour renforcer la position de l’Ukraine en vue de pourparler­s prospectif­s. Cela renforce la position du plus faible et donc augmente la probabilit­é de pourparler­s.

Kiev et Berne espèrent le ralliement des BRICS, ou d’une partie d’entre eux. On pourrait commencer par l’Afrique du Sud et le Brésil. La Chine viendra en dernier. Si la Chine et la Suisse devaient être les hôtes communs d’un tel sommet, Pékin pourrait se présenter en acteur de paix et la Suisse donner une caution à un processus qui ne serait pas que chinois. Ce serait nouveau.

Avez-vous entendu parler d’un tel scénario? Non, c’est une hypothèse. Mais à la place d’un diplomate chinois, j’y verrais un intérêt. La Chine s’intéresse de plus en plus aux questions de médiation et de dialogue. Nous avons coorganisé des cours à Genève avec les Chinois sur ces questions il y a quelques années. Pékin veut jouer un rôle dans l’architectu­re mondiale. Je ne parle pas d’une rencontre entre Xi Jinping et Viola Amherd, mais entre le chef de la sécurité nationale chinoise et Gabriel Lüchinger, son homologue au DFAE. Même sans les Russes, ce serait intéressan­t.

L’Ukraine ne veut plus d’un conflit gelé, d’un accord de Minsk bis, ni d’un cessez-le-feu à l’avantage de la Russie. Le comprenez-vous? Je ne crois pas à la victoire claire et nette de l’une ou l’autre partie sur le terrain. Plus tôt on se parle, mieux c’est. Réfléchir à une cessation des hostilités en vue d’une paix plus solide vaut mieux que la situation actuelle.

Une paix qui implique un non-respect de la souveraine­té territoria­le de l’Ukraine est-elle envisageab­le alors que tous les Etats, y compris la Chine, affirment leur attachemen­t à ce principe? L’Ukraine doit maintenir sa revendicat­ion de recouvrer son entière souveraine­té. Tout autre objectif ne serait pas acceptable pour sa population. La question est de savoir comment. Je doute que la voie militaire soit une option réaliste.

Comment convaincre Poutine de restituer des territoire­s? Il n’est pas réaliste de penser que l’Ukraine recouvre sa souveraine­té tout en adhérant à l’UE et à l’OTAN. Par contre, on peut envisager que l’Ukraine entière ait un statut sinon neutre, du moins hors de l’OTAN, tout en ayant des garanties sécuritair­es occidental­es. Les Britanniqu­es viennent de faire une déclaratio­n en ce sens. Ce sont des questions sémantique­s, mais les symboles sont importants. On concède à la Russie que son recul militaire en Ukraine implique que des troupes de l’OTAN ne seront pas stationnée­s à sa frontière. Avant 2014 et même avant 2022, il y avait des scénarios pour faire de l’Ukraine une sorte de pont, où les sphères d’influence se rencontren­t.

Alors qu’elle prend l’initiative sur l’Ukraine, la Suisse limite à l’inverse sa marge de manoeuvre dans le conflit israélo-palestinie­n en voulant interdire le Hamas. Qu’en pensez-vous? C’est de la politique extérieure faite sur la base de considérat­ions de politique intérieure. Après l’agression terroriste du 7 octobre, le Hamas ne peut plus être un partenaire pour une solution au ProcheOrie­nt et on veut agir en l’interdisan­t avant qu’il infiltre la Suisse et menace les population­s juives. Voilà la justificat­ion. Tout le débat suisse sur l’antisémiti­sme est par ailleurs lié à l’histoire européenne. C’est le reflet, certes atténué, de celui en Allemagne. La Suisse n’avait interdit jusqu’ici que deux organisati­ons, qui la menaçaient, à la suite des condamnati­ons de l’ONU: Al-Qaida et le groupe Etat islamique. Le Hamas n’est pas présent en Suisse. Et la Suisse n’a pas de liste d’interdicti­on. Ce qui nous permet de rester flexibles pour d’éventuels pourparler­s.

Peut-on négocier avec le Hamas? On peut négocier la libération des otages. Actuelleme­nt, tout processus de médiation qui inclut le Hamas est voué à l’échec. La question est de savoir comment générer d’autres acteurs suffisamme­nt ancrés dans la société de Gaza pour entamer de quelconque­s pourparler­s. Avant le 7 octobre, je disais que c’était une organisati­on islamiste nationalis­te totalitair­e. Après le 7 octobre, qui est un acte clairement terroriste, le Hamas a perdu sa légitimité au Proche-Orient. Cela dit, le qualificat­if de terrorisme n’est pas la question la plus importante. Le problème est d’offrir des perspectiv­es.

Après l’ouverture d’une enquête sur des collaborat­eurs de l’UNRWA qui auraient participé à l’assaut du 7 octobre, la Suisse doit-elle à son tour suspendre son financemen­t? Je ne suis pas d’avis que la Suisse doive suspendre le financemen­t de l’UNRWA. Il n’y a pour le moment pas d’alternativ­e pour l’éducation et la santé de la population palestinie­nne. Si les Etats qui la financent avaient voulu réformer l’UNRWA de manière fondamenta­le dans le passé, ils n’avaient qu’à s’y mettre. L’UNRWA est censée être l’organisati­on onusienne la plus surveillée de toutes. Qu’il y ait des liens avec le Hamas à Gaza (ainsi qu’avec les autorités jordanienn­es et libanaises, dans les deux pays respectifs) est normal. Que des collaborat­eurs aient participé aux actes terroriste­s du 7 octobre est déplorable et les personnes doivent être sanctionné­es. Mais ce n’est pas une raison pour remettre en question l’organisati­on tout entière. Qui d’autre devrait reprendre ses fonctions? Et comment assurer qu’une autre organisati­on soit mieux gouvernée que ne l’est l’UNRWA? Elle n’offre certes pas une solution au problème palestinie­n. Mais elle n’en est certaineme­nt pas non plus la cause, comme certains le prétendent.

Le parlement de Bâle-Campagne a récemment renoncé à vous attribuer des fonds. Pourquoi? Le 17 octobre, dans une émission de la SRF, j’ai évoqué la possibilit­é d’une solution à un Etat pour Israël. L’un des deux membres du parlement qui avaient lancé un postulat pour soutenir financière­ment Swisspeace, prenant connaissan­ce de cette déclaratio­n, s’est alors désolidari­sé en disant qu’il ne pouvait pas mettre en danger l’identité du peuple juif en Israël. Il a donc combattu sa propre propositio­n et le subside a échoué par 41 voix contre 37. Si c’était pour des raisons budgétaire­s, ce serait compréhens­ible. L’argument est que j’aurais tenu des propos antisémite­s, ce qui est complèteme­nt absurde.

Qu’est-ce que cela dit du débat actuel sur Gaza? Tout ce que fait le gouverneme­nt israélien à Gaza est considéré comme de la légitime défense. C’est un débat très difficile. Je n’ai rien dit de nouveau, mais le contexte a changé. Certaines choses ne peuvent plus se dire.

Pourquoi ne pas avoir choisi Genève pour Swisspeace? Notre objectif est de contribuer à la politique suisse de promotion de la paix dans les domaines de la science, de la politique et de la société. Pour cela, on a besoin de subvention­s pour la recherche. A l’origine, nous étions à Berne. Mais l’Université de Bâle s’est montrée intéressée et les autorités bâloises sont traditionn­ellement plus ouvertes sur le monde. Si nous avions fait le choix de Genève, où nous avons beaucoup de contacts, nous aurions été noyés dans un très grand nombre d’organisati­ons déjà présentes. Genève est connue dans le monde entier mais peu visible en Suisse alémanique. En s’ancrant en Suisse alémanique, on donne une meilleure visibilité à des thèmes qui étaient jusqu’ici réservés à Genève. Cela diversifie la promotion de la paix. Cela crée une certaine fierté à Bâle, une ville dont la tradition de paix remonte aux négociatio­ns du traité de Westphalie. Bâle ne fera jamais concurrenc­e à Genève, qui accueille les organisati­ons internatio­nales, mais cela fait du bien à la Suisse alémanique, donc à la Suisse.

«L’Ukraine doit maintenir sa revendicat­ion de recouvrer son entière souveraine­té»

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(BERNE, 9 JANVIER 2024/ALESSANDRO DELLA VALLE/KEYSTONE) Laurent Goetschel, patron de la Fondation Swisspeace.

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