Pourquoi le luxe reste insensible aux crises
Rien ne paraît freiner le domaine du luxe, qui vend pourtant des produits loin d’être indispensables. Comment l’expliquer? Réponses de trois hauts cadres à l’occasion du Forum Horizon organisé jeudi par «Le Temps» à Lausanne
«Les résultats de LVMH atteignent des records stratosphériques. En dépit des inquiétudes sur les marchés, de l’assombrissement de la conjoncture, de l’inflation, des guerres. Comment est-ce que LVMH explique que tant de personnes continuent d’acheter si cher des produits dont ils n’ont pas besoin?» La question de Valère Gogniat, journaliste au Temps, a le mérite d’être franche.
Il animait jeudi au Forum Horizon, organisé à l’IMD par Le Temps avec le soutien de Cité Gestion, une table ronde sur la thématique: «Le luxe est-il imperméable à toutes crises?» Une interrogation alors que le secteur semble déjouer les prédictions des analyses et se porter mieux que jamais. A commencer par LVMH, numéro un mondial du luxe (suivi par Kering), qui a annoncé le 26 janvier dernier des résultats record pour l’année 2023, avec des ventes de 86,2 milliards d’euros (80,4 milliards de francs) (+9%) et un bénéfice net de 15,2 milliards d’euros (+8%). Le groupe genevois Richemont a affiché des ventes de 19,95 milliards d’euros pour son l’exercice 2022/2023 et un bénéfice net de 301 millions d’euros(-19%).
«Cultiver le désir»
Si les gens continuent d’acheter du luxe, pour Chantal Gaemperle, directrice des ressources humaines et synergies et membre du comité exécutif de LVMH, présente autour de la table, «c’est parce que nous faisons bien notre travail. Ce sont des produits dont on n’a pas besoin mais pour lesquels on va cultiver le désir. C’est un choix stratégique chez LVMH que d’avoir des maisons qui sont centenaires, ont une légitimité, un savoir-faire. Quand vous achetez nos produits, vous achetez l’excellence, un rêve, un peu de culture.»
Autre explication: le fameux «revenge buying», qui désigne une augmentation soudaine des achats de biens de consommation après une privation pendant une longue période. Soit ce qu’on fait certains qui ont pu épargner pendant la pandémie. «C’est vrai qu’après le covid, il y a eu cet appétit à se faire plaisir», commente Chantal Gaemperle.
Autre cadre autour de la table, Philippe Blondiaux, directeur financier mondial de Chanel, la rejoint: «Le rêve est plus important que jamais. Il existe un besoin de choses aspirationnelles, et le luxe en fait partie d’une certaine manière. Le non-nécessaire devient plus important.» Un constat qui profite aussi à Chanel: ses ventes ont franchi la barre des 16 milliards d’euros en 2022. La société a enregistré une croissance des ventes de 17% par rapport à 2021.
Elle s’attend à une progression du même ordre cette année.
Une classe moyenne qui achète
Le luxe est aussi un investissement, parce que ces produits se transmettent, estime Chantal Gaemperle. «Plutôt que d’acheter des actions Credit Suisse ou UBS, achetez un sac Chanel, c’est le meilleur placement que vous puissiez faire au monde!» insiste Philippe Blondiaux. C’est que le petit sac classique Chanel est passé de 6300 euros en 2021… à 9300 euros aujourd’hui. La société a aussi harmonisé ses prix au niveau mondial, pour éviter la revente.
Le luxe ne reste accessible qu’à certains porte-monnaies. Mais Valère Gogniat interroge: «Quel rôle de la démocratisation du luxe, le fait que des stars de la téléréalité fassent la promotion d’un sac Chanel ou d’un produit Louis Vuitton? Cela vous sert-il ou affecte-t-il votre image?» «Je pense que toutes les célébrités sont libres d’utiliser les sacs Chanel, répond Philippe Blondiaux. Mais pour le choix des égéries que nous voulons mettre en avant, nous sommes extrêmement sélectifs.»
La surperformance du luxe aujourd’hui est également due à cette classe moyenne aspirationnelle, se réjouit pour sa part Chantal Gaemperle, «qui doit économiser mais qui se fait plaisir avec un sac, un beau vêtement. Cela porte aussi la performance et c’est ce qui nous rend confiants pour la suite.»
«Nous allons revenir à une certaine réalité. Nous voyons le «soft landing» venir. Mais sans angoisse particulière» PHILIPPE BLONDIAUX, DIRECTEUR FINANCIER MONDIAL DE CHANEL
«C’est vrai que lorsqu’il y a un peu moins d’argent alloué au luxe, il a tendance à se concentrer vers des marques très connues»
PATRICK PRUNIAUX, COFONDATEUR ET DIRECTEUR GÉNÉRAL DE SOWIND GROUP
Pour 2024, malgré des prévisions moins optimistes pour le domaine du luxe, les panélistes se montrent en effet sûrs d’eux. Y compris Patrick Pruniaux, cofondateur et directeur général du «plus petit» Sowind Group, qui détient les manufactures horlogères Ulysse Nardin & Girard-Perregaux, auparavant sous la houlette de Kering. Son chiffre d’affaires est estimé à environ 160 millions de francs en 2023. «C’est vrai que lorsqu’il y a un peu moins d’argent alloué au luxe, il a tendance à se concentrer vers des marques très connues. Mais chacune de nos marques peut aussi avoir des opportunités, à condition de porter un message de marque clair, de proposer des produits très différenciants et d’amener la créativité.»
Le soft landing (atterrissage en douceur dans le cycle économique) attendu pour cette année ne fait donc pas peur à ces hauts cadres du luxe. «Nous allons revenir à une certaine réalité. Nous voyons le soft landing venir. Mais sans angoisse particulière», résume Philippe Blondiaux.
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A nos lecteurs. A la suite d’une erreur dans une citation en exergue lors de la publication de cet article dans notre édition du vendredi 2 février, nous le republions aujourd’hui.