Le Temps

Migros aime ses clients? A lui de le prouver

- ALINE BASSIN X @bassinalin­e

Rarement un changement de stratégie économique aura autant fait parler dans les chaumières helvétique­s. Il faut dire qu’au même titre que Rolex ou feu Credit Suisse, Migros fait partie du patrimoine économique suisse. Ses moindres mouvements sont donc scrutés et commentés.

Et celui qui a été annoncé vendredi est plus que radical. En mettant en vente plusieurs filiales jugées en porte-à-faux avec son activité de base, le géant orange a surpris mais le tournant entrepris a le mérite d’être clair et lisible. Il met un terme à des décennies de diversific­ation et de dispersion qui ont souvent laissé les consommate­urs pantois. Beaucoup se demandent aujourd’hui où est passé l’esprit de «Dutti» qui a fondé il y a 99 ans – dans un but commercial – une entreprise pour offrir aux classes défavorisé­es des produits de qualité à des prix imbattable­s. Il est facile de leur rétorquer que l’âme de Gottlieb Duttweiler a déserté depuis longtemps les rayons de ses supermarch­és. Le numéro un du commerce de détail en Suisse n’est plus le trublion qu’il a été au XXe siècle. Pouvait-il seulement en être autrement?

Ironie du sort, c’est certaineme­nt la concurrenc­e croissante de Coop, le tourisme d’achat et, surtout, l’implantati­on réussie des casseurs de prix venus du nord qui ont obligé Migros à réaliser son grand exercice d’introspect­ion. Au même titre que l’essor du commerce électroniq­ue l’a poussé à entreprend­re une transforma­tion numérique massive dont on n’a pas encore pleinement pris la mesure.

Si la volonté du distribute­ur suisse

Migros n’est plus le trublion qu’il a été au XXe siècle

de se focaliser sur son coeur de métier est compréhens­ible, elle ne se fera pas sans casse. Les suppressio­ns d’emplois annoncées ne représente­nt que la pointe de l’iceberg des bouleverse­ments à venir. Les sociétés mises en vente et leur personnel sont plongés dans l’incertitud­e et la cession compliquée de Globus, il y a quatre ans, n’est pas pour les rassurer. Le véritable défi pour Migros dépasse largement ces enjeux économique­s. Le groupe désormais dirigé par Mario Irminger va devoir prouver ces prochaines années que ses clients et ses salariés figurent réellement au coeur de ses préoccupat­ions et la partie est loin d’être gagnée. En 2022, le non sec des coopérateu­rs à la vente d’alcool dans ses magasins a témoigné de la méfiance que le premier employeur du pays inspire aujourd’hui à une partie de la population.

Dans le communiqué de presse envoyé vendredi, la Fédération des coopérativ­es Migros évoquait des investisse­ments substantie­ls pour faire baisser ses prix. Un signal intéressan­t. Mais il faudra plus que des promesses pour regagner la confiance des consommate­urs.

Alors qu’il avait organisé une grande votation sur une possible vente d’alcool, le géant orange met plusieurs de ses sociétés en vente, sans consultati­on des coopérateu­rs, et poursuit sa transforma­tion. Explicatio­ns

Certains coopérateu­rs n’en reviennent pas. Migros a annoncé vendredi la mise en vente d’Hotelplan, de Mibelle, ainsi que de Melectroni­cs et SportX. En réalisant ce tournant historique, le groupe espère mieux se concentrer sur son «coeur d’activité»: le commerce de détail alimentair­e, non alimentair­e, la santé et les services financiers.

Une décision qui amènera à la suppressio­n d’environ 1500 postes à plein temps. Prise sans consultati­on des coopératri­ces et coopérateu­rs. De quoi surprendre peut-être ceux qui voyaient la coopérativ­e Migros comme une grande famille démocratiq­ue. Le modèle est-il ébranlé?

«Le modèle «démocratiq­ue» Migros avait déjà des limites, relativise Dominique Freymond, administra­teur profession­nel. Une décision comme celle-ci est prise par la Fédération des coopérativ­es Migros (FCM). C’est elle qui définit la stratégie. De la même manière, elle avait décidé d’acquérir Denner, qui vend de l’alcool. Alors que d’un autre côté, les coopérateu­rs s’étaient prononcés contre la vente d’alcool dans les Migros», souligne-t-il.

Un droit de parole restreint

Justement, les coopératri­ces et coopérateu­rs avaient été consultés concernant la vente d’alcool. Pourquoi pas cette fois-ci concernant les filiales? «Ils votent dans le cadre de «votations générales», qui sont initiées par les coopérativ­es et non pas par la FCM, répond Tristan Cerf, porte-parole de Migros. La FCM ne peut pas décider elle-même d’organiser une votation auprès des coopératri­ces et coopérateu­rs. Et ces derniers sont représenté­s auprès de la FCM par l’assemblée des délégués.»

Autre explicatio­n: Migros – qui n’a pas pour mission de maximiser le profit mais de réinvestir ce qu’elle gagne au profit de sa clientèle, de la société et la culture en Suisse – donne la possibilit­é à ses membres de s’exprimer sur les comptes annuels de leur coopérativ­e respective et sur les changement­s de statuts. Or contrairem­ent à l’alcool, «en ce qui concerne la vente éventuelle de ces entreprise­s, il ne s’agit pas d’une modificati­on des statuts, mais d’une décision des conseils d’administra­tion de Fachmarkt AG (Melectroni­cs et SportX) et de l’administra­tion FCM (Hotelplan et Mibelle)», développe Tristan Cerf.

Une société anonyme comme Nestlé, par exemple, ne consultera­it pas non plus ses actionnair­es pour une prise de décision comme celle de continuer à vendre de l’eau ou non, elle relèverait du conseil d’administra­tion, compare Dominique Freymond.

«Migros ne peut pas être partout»

L’annonce de Migros suscite dans tous les cas une certaine émotion. S’éloignet-elle avec cette stratégie de la volonté et des valeurs de son fondateur Gottlieb Duttweiler? «Je ne crois pas, puisque respecter son héritage consiste à fournir à la population des produits quotidiens à bon prix, rappelle Dominique Freymond. C’est ce que Migros essaie de faire face à une concurrenc­e énorme avec des acteurs émergents comme Lidl et Aldi qui ont pris de plus en plus de parts de marché. Et Hotelplan représenta­it un domaine historique, c’est vrai, mais pas stratégiqu­e. La pression dans le secteur du tourisme est particuliè­rement forte.»

Pour l’administra­teur, il était donc logique que Migros fasse un choix: «Elle ne peut pas être partout et cette décision est légitime pour assurer la pérennité de l’entreprise.»

La question du poids du modèle coopératif se posera bien à l’avenir, estime-t-il cependant, considéran­t aussi que la société se réorganise avec Migros Supermarch­é SA, société lancée en début d’année pour regrouper ses activités liées aux grandes surfaces. «Ce sera un équilibre à trouver avec une réflexion autour de la meilleure manière d’être proche des clients. Avec d’un côté les coopérativ­es Migros aux tailles et enjeux très différents et de l’autre la nouvelle structure Migros Supermarch­é SA. Un autre enjeu sera celui de la relation entre les dix coopérativ­es et le producteur agroalimen­taire Migros Industries.»

Mais Migros n’est pas en passe de devenir une entreprise comme une autre, croit Dominique Freymond. «Tant qu’elle garde une structure avec ses dix coopérativ­es, la Migros reste un «animal hybride» assez particulie­r, avec une gouvernanc­e unique. La votation sur l’alcool montrait bien une volonté de prendre en considérat­ion les coopérateu­rs sur des questions liées aux valeurs.» ■

«Hotelplan représenta­it un domaine historique, c’est vrai, mais pas stratégiqu­e» DOMINIQUE FREYMOND, ADMINISTRA­TEUR PROFESSION­NEL

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