Le Temps

«La Suisse n’est plus neutre, ni un médiateur de paix impartial»

Gennady Gatilov, chef de la Mission de Russie auprès de l’ONU à Genève, déplore l’attitude de l’Occident à la Conférence du désarmemen­t. Il réfute l’accusation d’obstructio­nnisme envers Moscou. Selon lui, Berne n’est plus en condition d’organiser une conf

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

La Conférence du désarmemen­t (CD), organe semi-onusien créé en 1978, suscite un nombre de discussion­s inversemen­t proportion­nel à son efficacité. Depuis 1996, lorsqu’elle avait adopté le Traité d’interdicti­on complète des essais nucléaires, plus rien, ou presque. Souhaitant réagir aux propos que l’ambassadeu­r des Etats-Unis auprès de la CD, Bruce Turner, a tenus récemment dans Le Temps, l’ambassadeu­r de Russie auprès des Nations unies Gennady Gatilov donne son point de vue sur les dysfonctio­nnements de l’organe, réuni en session jusqu’au 28 mars prochain au Palais des Nations à Genève.

«L’Occident collectif veut un ordre basé sur des règles édictées par lui-même»

Pour vous, la Conférence du désarmemen­t a-t-elle encore une raison d’être étant donné l’impasse dans laquelle elle se trouve? Elle reste un organe important. C’est l’un des principaux forums permanents de négociatio­ns multilatér­ales, qui a adopté d’importants traités par le passé. Malheureus­ement, depuis le milieu des années 1990, la situation a changé. Les négociatio­ns sont bloquées. Les Etats membres n’arrivent même pas à adopter un programme de travail. Ces blocages ne nous plaisent pas. Ils tiennent au fait que l’Occident collectif [une expression utilisée par Vladimir Poutine, ndlr] mené par les Etats-Unis conçoit la paix globale, la sécurité stratégiqu­e et la stabilité par un maintien de sa supériorit­é militaire. Il utilise la CD pour atteindre ses objectifs géopolitiq­ues. Pour nous, il est essentiel que cet organe développe des normes contraigna­ntes pour arrêter la course aux armements. L’Occident collectif ignore aussi le principe fondamenta­l d’indivisibi­lité de la sécurité, à savoir qu’on ne peut pas développer sa sécurité au détriment de l’autre, en l’occurrence de la Russie. Le problème, c’est que l’Occident collectif, qui aimerait intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN, veut un ordre basé sur des règles édictées par luimême. Or nous souhaitons travailler sur la base des principes de la Charte de l’ONU.

Pour vous, la Conférence du désarmemen­t estelle dévoyée? La CD est utilisée comme un tribunal pour accuser la Russie, la Chine, la Corée du Nord, l’Iran et la Syrie. Ce n’est pas ainsi qu’elle devrait fonctionne­r. A chaque session, l’Occident collectif multiplie les accusation­s contre la Russie au sujet de l’agression russe en Ukraine, les violations des droits humains et du droit humanitair­e. Tout cela nous éloigne du mandat de la CD. Par ailleurs, certains Etats aimeraient un traité interdisan­t la production de matières fissiles (FMCT). Nous estimons que le Traité sur la non-proliférat­ion des armes nucléaires suffit.

Vous parlez de la nécessité d’un dialogue constructi­f, mais de nombreux pays vous accusent d’un obstructio­nnisme tous azimuts C’est totalement faux. Nous avons au contraire fait des propositio­ns constructi­ves pour coopérer dans le domaine de l’espace, du terrorisme biologique et chimique. Mais nos interlocut­eurs ne veulent pas en parler. Si nous avons récemment bloqué 14 pays qui revendiqua­ient le statut d’observateu­rs, c’est parce qu’ils étaient hostiles à la Russie.

A propos de l’espace, les Américains disent pouvoir coopérer avec de nombreux Etats mais pas avec la Russie. Pourquoi? Parce qu’ils insistent sur la nécessité d’adopter le principe de comporteme­nt responsabl­e dans l’espace. Ce n’est pas suffisant. Il faut des normes légales qui y interdisen­t le déploiemen­t de capacités militaires. De plus, nous aimerions pouvoir discuter des activités biologique­s et chimiques. C’est urgent dans le cadre de la crise en Ukraine où de nombreux documents et matériels prouvent qu’il y a des activités biologique­s interdites qui y sont menées à des fins militaires.

Ces accusation­s ont été démenties et aucune preuve concrète n’a été apportée dans ce sens. Les laboratoir­es biologique­s existant à l’époque de l’URSS ont été démantelés… Allez voir sur le site du Ministère russe de la défense. Tous les documents sont là. Ces laboratoir­es biologique­s ne concernent pas que l’Ukraine, mais plusieurs pays voisins de la Russie, en particulie­r les Etats de la Communauté des Etats indépendan­ts.

La Suisse s’active à organiser une conférence sur la paix au sujet de l’Ukraine. La Russie serait-elle prête à y participer et sous quelles conditions? Nous n’avons bien sûr rien contre la paix. Mais soyons clairs: le président ukrainien Volodymyr Zelensky a adopté un décret interdisan­t de participer à des négociatio­ns avec la Russie à quelque niveau que ce soit. Il n’y a donc aucune base pour des négociatio­ns.

Zelensky a pourtant présenté un plan de paix en dix points à Davos notamment… Oui, plusieurs pays ont fait des propositio­ns pour entamer des négociatio­ns. Il y a eu la Chine et d’autres. Maintenant il y a la Suisse. Mais cette dernière ne peut plus être un médiateur impartial. Elle n’est plus neutre. Elle a pris ouvertemen­t le parti de l’Ukraine. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a d’ailleurs commenté la nouvelle stratégie de la Suisse qui prévoit, selon lui, la participat­ion de Berne à la sécurité européenne avec des Etats qui sont hostiles à la Russie.

Ce n’est pas ce que dit la stratégie suisse. Cela dit, ce n’est pas la première fois que la Confédérat­ion applique des sanctions contre un pays… Les sanctions prises par l’ONU sont légitimes. En revanche, les sanctions européenne­s (que la Suisse applique, ndlr) sont unilatéral­es et ne sont pas légales. Berne applique trois paquets de sanctions. Comment la Suisse peut-elle après cela revendique­r sa neutralité? Pour nous, ce n’est donc pas acceptable qu’elle organise des négociatio­ns de paix.

La Suisse continue pourtant de représente­r les intérêts russes en Géorgie et vice-versa… Oui, c’est toujours le cas, mais je doute sérieuseme­nt que cette représenta­tion puisse continuer encore longtemps.

Pour vous, en «abandonnan­t» sa neutralité, la Suisse a créé des difficulté­s inattendue­s pour les diplomates russes. Oui, c’est beaucoup plus difficile pour eux de venir à Genève. Comme les ministres doivent contourner l’espace aérien polonais et allemand, nous n’avons pas de vols directs. Nous devons passer par Istanbul. De plus, auparavant, nous n’avions pas besoin de visas avec les passeports diplomatiq­ues. C’était une règle réciproque entre la Suisse et la Russie. Maintenant, le régime des visas s’est durci et nous devons annoncer à l’avance la visite de tout diplomate qui viendrait négocier à Genève. Cela devient vraiment compliqué.

Plusieurs organisati­ons internatio­nales ont pris des mesures contre les représenta­nts russes. Comment vivez-vous cette situation? C’est très néfaste pour les organisati­ons internatio­nales et l’ONU. Avant, ces organisati­ons basées à Genève n’étaient pas politisées et remplissai­ent leur mandat comme il se doit. Maintenant, elles deviennent inopérante­s car elles sont bloquées par l’Occident collectif.

Le CERN emploie de nombreux scientifiq­ues russes. Eux aussi sont touchés par ces mesures. Qu’en est-il? Là aussi, le travail du CERN s’est politisé. Il n’y a plus de scientifiq­ues qui arrivent de Russie. Ceux qui sont encore là vont jusqu’au bout de leur contrat. On leur dit qu’ils peuvent continuer à travailler au CERN s’ils n’ont aucun lien avec un institut en Russie et s’ils agissent comme citoyens non russes. C’est inacceptab­le. La coopératio­n internatio­nale dans ce domaine va en faire les frais. Nous allons utiliser ces ressources nousmêmes, en Russie. ■

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