«La Suisse n’est plus neutre, ni un médiateur de paix impartial»
Gennady Gatilov, chef de la Mission de Russie auprès de l’ONU à Genève, déplore l’attitude de l’Occident à la Conférence du désarmement. Il réfute l’accusation d’obstructionnisme envers Moscou. Selon lui, Berne n’est plus en condition d’organiser une conf
La Conférence du désarmement (CD), organe semi-onusien créé en 1978, suscite un nombre de discussions inversement proportionnel à son efficacité. Depuis 1996, lorsqu’elle avait adopté le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, plus rien, ou presque. Souhaitant réagir aux propos que l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de la CD, Bruce Turner, a tenus récemment dans Le Temps, l’ambassadeur de Russie auprès des Nations unies Gennady Gatilov donne son point de vue sur les dysfonctionnements de l’organe, réuni en session jusqu’au 28 mars prochain au Palais des Nations à Genève.
«L’Occident collectif veut un ordre basé sur des règles édictées par lui-même»
Pour vous, la Conférence du désarmement a-t-elle encore une raison d’être étant donné l’impasse dans laquelle elle se trouve? Elle reste un organe important. C’est l’un des principaux forums permanents de négociations multilatérales, qui a adopté d’importants traités par le passé. Malheureusement, depuis le milieu des années 1990, la situation a changé. Les négociations sont bloquées. Les Etats membres n’arrivent même pas à adopter un programme de travail. Ces blocages ne nous plaisent pas. Ils tiennent au fait que l’Occident collectif [une expression utilisée par Vladimir Poutine, ndlr] mené par les Etats-Unis conçoit la paix globale, la sécurité stratégique et la stabilité par un maintien de sa supériorité militaire. Il utilise la CD pour atteindre ses objectifs géopolitiques. Pour nous, il est essentiel que cet organe développe des normes contraignantes pour arrêter la course aux armements. L’Occident collectif ignore aussi le principe fondamental d’indivisibilité de la sécurité, à savoir qu’on ne peut pas développer sa sécurité au détriment de l’autre, en l’occurrence de la Russie. Le problème, c’est que l’Occident collectif, qui aimerait intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN, veut un ordre basé sur des règles édictées par luimême. Or nous souhaitons travailler sur la base des principes de la Charte de l’ONU.
Pour vous, la Conférence du désarmement estelle dévoyée? La CD est utilisée comme un tribunal pour accuser la Russie, la Chine, la Corée du Nord, l’Iran et la Syrie. Ce n’est pas ainsi qu’elle devrait fonctionner. A chaque session, l’Occident collectif multiplie les accusations contre la Russie au sujet de l’agression russe en Ukraine, les violations des droits humains et du droit humanitaire. Tout cela nous éloigne du mandat de la CD. Par ailleurs, certains Etats aimeraient un traité interdisant la production de matières fissiles (FMCT). Nous estimons que le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires suffit.
Vous parlez de la nécessité d’un dialogue constructif, mais de nombreux pays vous accusent d’un obstructionnisme tous azimuts C’est totalement faux. Nous avons au contraire fait des propositions constructives pour coopérer dans le domaine de l’espace, du terrorisme biologique et chimique. Mais nos interlocuteurs ne veulent pas en parler. Si nous avons récemment bloqué 14 pays qui revendiquaient le statut d’observateurs, c’est parce qu’ils étaient hostiles à la Russie.
A propos de l’espace, les Américains disent pouvoir coopérer avec de nombreux Etats mais pas avec la Russie. Pourquoi? Parce qu’ils insistent sur la nécessité d’adopter le principe de comportement responsable dans l’espace. Ce n’est pas suffisant. Il faut des normes légales qui y interdisent le déploiement de capacités militaires. De plus, nous aimerions pouvoir discuter des activités biologiques et chimiques. C’est urgent dans le cadre de la crise en Ukraine où de nombreux documents et matériels prouvent qu’il y a des activités biologiques interdites qui y sont menées à des fins militaires.
Ces accusations ont été démenties et aucune preuve concrète n’a été apportée dans ce sens. Les laboratoires biologiques existant à l’époque de l’URSS ont été démantelés… Allez voir sur le site du Ministère russe de la défense. Tous les documents sont là. Ces laboratoires biologiques ne concernent pas que l’Ukraine, mais plusieurs pays voisins de la Russie, en particulier les Etats de la Communauté des Etats indépendants.
La Suisse s’active à organiser une conférence sur la paix au sujet de l’Ukraine. La Russie serait-elle prête à y participer et sous quelles conditions? Nous n’avons bien sûr rien contre la paix. Mais soyons clairs: le président ukrainien Volodymyr Zelensky a adopté un décret interdisant de participer à des négociations avec la Russie à quelque niveau que ce soit. Il n’y a donc aucune base pour des négociations.
Zelensky a pourtant présenté un plan de paix en dix points à Davos notamment… Oui, plusieurs pays ont fait des propositions pour entamer des négociations. Il y a eu la Chine et d’autres. Maintenant il y a la Suisse. Mais cette dernière ne peut plus être un médiateur impartial. Elle n’est plus neutre. Elle a pris ouvertement le parti de l’Ukraine. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a d’ailleurs commenté la nouvelle stratégie de la Suisse qui prévoit, selon lui, la participation de Berne à la sécurité européenne avec des Etats qui sont hostiles à la Russie.
Ce n’est pas ce que dit la stratégie suisse. Cela dit, ce n’est pas la première fois que la Confédération applique des sanctions contre un pays… Les sanctions prises par l’ONU sont légitimes. En revanche, les sanctions européennes (que la Suisse applique, ndlr) sont unilatérales et ne sont pas légales. Berne applique trois paquets de sanctions. Comment la Suisse peut-elle après cela revendiquer sa neutralité? Pour nous, ce n’est donc pas acceptable qu’elle organise des négociations de paix.
La Suisse continue pourtant de représenter les intérêts russes en Géorgie et vice-versa… Oui, c’est toujours le cas, mais je doute sérieusement que cette représentation puisse continuer encore longtemps.
Pour vous, en «abandonnant» sa neutralité, la Suisse a créé des difficultés inattendues pour les diplomates russes. Oui, c’est beaucoup plus difficile pour eux de venir à Genève. Comme les ministres doivent contourner l’espace aérien polonais et allemand, nous n’avons pas de vols directs. Nous devons passer par Istanbul. De plus, auparavant, nous n’avions pas besoin de visas avec les passeports diplomatiques. C’était une règle réciproque entre la Suisse et la Russie. Maintenant, le régime des visas s’est durci et nous devons annoncer à l’avance la visite de tout diplomate qui viendrait négocier à Genève. Cela devient vraiment compliqué.
Plusieurs organisations internationales ont pris des mesures contre les représentants russes. Comment vivez-vous cette situation? C’est très néfaste pour les organisations internationales et l’ONU. Avant, ces organisations basées à Genève n’étaient pas politisées et remplissaient leur mandat comme il se doit. Maintenant, elles deviennent inopérantes car elles sont bloquées par l’Occident collectif.
Le CERN emploie de nombreux scientifiques russes. Eux aussi sont touchés par ces mesures. Qu’en est-il? Là aussi, le travail du CERN s’est politisé. Il n’y a plus de scientifiques qui arrivent de Russie. Ceux qui sont encore là vont jusqu’au bout de leur contrat. On leur dit qu’ils peuvent continuer à travailler au CERN s’ils n’ont aucun lien avec un institut en Russie et s’ils agissent comme citoyens non russes. C’est inacceptable. La coopération internationale dans ce domaine va en faire les frais. Nous allons utiliser ces ressources nousmêmes, en Russie. ■