Un an après les séismes, le dilemme de milliers de Turcs
Dans les régions sinistrées, près de 700 000 personnes vivent dans des cités-conteneurs depuis un an, dans l’attente d’un logement en dur. En l’absence de chauffage, certaines familles réinvestissent des maisons à risque
Une odeur de café flotte dans la pièce d’à peine dix mètres carrés. Des couettes, des vêtements et des jouets s’entassent par endroits et une cuisine a été aménagée dans un coin. Un petit radiateur électrique aux fils rougeoyants réchauffe l’espace. «J’ai eu de la chance car nous avons pu obtenir un conteneur très rapidement», se réjouit Ezgi Sakuçoglu, 29 ans. Mère d’une petite fille de 2 ans, l’infirmière de formation ne cache pourtant pas ses difficultés.
Cela fait maintenant onze mois qu’elle et sa famille ont réaménagé leur quotidien dans ce conteneur et elle s’inquiète des conséquences sur leur santé: «Il y a malheureusement régulièrement des fuites d’eau avec les grosses pluies. Les fusibles sautent souvent et nous sommes privés de courant alors que le radiateur électrique est notre seule source de chaleur.» Contrairement à son mari, elle n’a pas pu réintégrer son poste car l’établissement hospitalier où elle travaillait n’a pas résisté aux secousses du 6 février.
Plus de 6000 constructions se seraient effondrées dans l’agglomération centrale d’Antakya, dans le Hatay. Sur le 1,6 million d’habitants que comptait la région, une partie a migré à l’étranger, d’autres se sont installés ailleurs dans le pays, mais des centaines de milliers de personnes comme Ezgi Sakuçoglu n’ont eu d’autre choix que de rester sur place. A l’heure actuelle, 215 000 personnes sont logées dans des cités-conteneurs, au point que les blocs rectangulaires de couleur grise font désormais partie intégrante du paysage.
Attribution par tirage au sort
Certains arrondissements d’Antakya ne sont désormais que des champs de ruines. De rares immeubles vides font figure de rescapés du naufrage. Si le déblaiement des immeubles effondrés s’est achevé, la tâche est encore immense. Des milliers de bâtiments impossibles à restaurer seront à leur tour détruits dans les prochains mois. Le bruit des machines de chantier résonne sans discontinuer et la poussière soulevée par les travaux sature l’atmosphère. Les habitants du Hatay se rendent à l’évidence: la reconstruction de la ville prendra plusieurs années.
En juillet dernier, le président Recep Tayyip Erdogan avait évalué le montant des dégâts à 104 milliards de dollars et avait promis la construction de 319 000 logements dans l’année. Aujourd’hui, les autorités turques assurent que 46 000 logements sont prêts à être attribués, dont 7000 le seront par tirage au sort à la date symbolique du 6 février. Bien que située à près de 200 kilomètres de l’épicentre, la région du Hatay compte plus de 24 000 victimes (sur 50 000, d’après les chiffres officiels considérés comme sous-estimés).
La municipalité d’Adiyaman, située à l’est de l’épicentre, a été particulièrement touchée. Elle comptait 600 000 habitants avant le séisme, près de 8400 personnes sont mortes sous les décombres et 85% des constructions ont subi de graves dommages. Les rapports utilisés par les organisations humanitaires dans la région font état de plus de 132 000 personnes actuellement installées dans des cités-conteneurs dans l’agglomération. Or les failles logistiques de ces installations de fortune poussent certaines familles à réinvestir des maisons considérées comme «très à risque».
De la fumée s’échappe du conduit de cheminée de la maison d’Hilmi Özkan (les noms des villageois ont été modifiés), dans le petit village kurde alévi (branche hétérodoxe de l’islam) de Kusakkaya, perdu au milieu des collines et des champs de tabac à une
«Nous avons eu droit à un conteneur pour nous loger, mais il n’a pas été relié à l’électricité. Avec le froid, impossible d’habiter dedans» HILMI ÖZKAN, HABITANT DU VILLAGE DE KUSAKKAYA
quarantaine de kilomètres de la ville d’Adiyaman. Cela fera bientôt un an que les tremblements de terre du 6 février 2023 ont bouleversé sa vie et celle des 400 habitants du village. De son propre aveu, bien que Hilmi se considère comme chanceux de n’avoir perdu aucun membre de son entourage, il peine à reprendre une vie normale.
«Les services du Ministère de l’environnement et de la ville sont venus pour constater les dégâts dans le village. Ma maison a été testée et mise dans la catégorie «très élevés» en termes de dommages», raconte-t-il en pointant du doigt les larges brèches qui fendent les murs extérieurs peints en rose parme. «Comme notre logement n’était plus habitable, nous avons eu droit à un conteneur pour nous loger, mais il n’a pas été relié à l’électricité, donc avec le froid c’est impossible d’habiter dedans!» alerte-t-il.
Les maisons du hameau sont toutes flanquées d’un conteneur gris d’environ 6 mètres carrés. A défaut de pouvoir s’y installer, les habitants les utilisent comme dépôt et ont réinvesti leurs maisons pour se protéger des températures hivernales particulièrement rudes d’Anatolie centrale. La région est pourtant toujours à risque, et les répliques fréquentes laissent encore craindre l’effondrement des bâtiments les plus fragiles. Le 25 janvier, une réplique de magnitude 5,2 à Malatya a de nouveau fait trembler la région. Alors les habitants de Kusakkaya prient pour que les constructions résistent encore quelques mois, le temps de se voir attribuer un logement neuf ou de pouvoir réunir une somme d’argent suffisante pour financer des travaux de restauration de leur maison.
Le district d’Adiyaman n’a pas bénéficié de la même mobilisation que les provinces du Hatay et de Kahramanmaras. Aujourd’hui encore, le rapport de l’initiative civile Earthquake Solutions and Mobility Analysis Team (ESMAT, en collaboration avec les agences de l’ONU) note un retard pris dans la réponse et l’organisation de l’assistance post-séisme comparativement aux autres régions. Les secours avaient tardé à gagner la ville au lendemain du 6 février, et le président Recep Tayyip Erdogan lui-même avait demandé pardon aux habitants d’Adiyaman le 27 février dernier.
Epidémies de gale
Si le ralliement des conteneurs à l’électricité est meilleur en ville, les difficultés à obtenir de l’eau et les épidémies de gale dans les 54 cités-conteneurs de la ville poussent de nombreuses familles à retourner dans des logements très endommagés qui menacent de s’effondrer. C’est le cas de Sakine Tanis, mère de famille de 52 ans.
«Notre maison est de plain-pied, alors on se console et on se dit qu’en cas de nouvelle secousse ce sera facile de sortir», confie-t-elle. Les petits immeubles de trois ou quatre étages qui s’élevaient hier aux alentours ont disparu pour laisser place à des champs de ruines. Elle garde des souvenirs très vifs des jours qui ont suivi le 6 février. La panique, le froid, les longues heures passées à attendre les secours et les journées interminables pour sa famille, abritée dans sa voiture…
Les services du Ministère de l’environnement et de la ville ont considéré que les murs porteurs avaient subi trop de dommages pour que la maison de Tanis et sa famille soit habitable. L’évaluation des travaux de consolidation s’élève à 700 000 livres turques (20 000 euros), une somme difficile à rassembler avec le petit salaire de son mari, artisan boulanger. La famille attend de savoir si elle pourra bénéficier de crédit d’Etat à bas taux mais reste pour l’instant dans l’attente. L’absence de perspectives l’a poussée à envoyer le plus jeune de ses trois enfants à l’étranger, au Canada, dans l’espoir de lui offrir un nouveau départ. ■