Le Temps

Politique salariale, le tabou de la hausse du coût de la vie

Une étude d’un cabinet de recrutemen­t parue la semaine dernière souligne une forte tension en Suisse entre employeurs et employés autour des rémunérati­ons, en lien avec l’inflation. De quoi risquer le départ de collaborat­eurs, si l’entreprise n’agit pas

- JULIE EIGENMANN X @JulieEigen­mann

«L’inflation reste aujourd’hui une notion taboue dans les discussion­s salariales dans les entreprise­s suisses.» Telle est l’observatio­n que fait Yannick Coulange, directeur général de PageGroup en Suisse, société de recrutemen­t spécialisé­e à destinatio­n des cadres. Un constat qu’il développe suite à la publicatio­n la semaine dernière d’une étude sur les rémunérati­ons en 2024, réalisée par Michael Page, une branche de PageGroup.

Si la notion peut demeurer taboue, c’est notamment que le contexte suisse est particulie­r. «Certains pays mettent en place des régulation­s obligatoir­es, par branches», rappelle Yannick Coulange.

Les employeurs se posent donc moins de questions. Ce n’est pas le cas en Suisse. Mais en parallèle, le pays est moins touché par l’inflation que le reste de l’Europe, ce qui peut amener le leadership à penser qu’il n’y a pas de problème. Alors que de l’autre côté, les salariés font un vrai constat de hausse des prix, de l’énergie et du logement notamment, et d’une baisse de leur pouvoir d’achat. Et ils ont l’impression que cette question problémati­que n’est pas prise en considérat­ion.

Neuf personnes sur dix prêtes à partir

Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistiqu­e publiés début janvier, le renchériss­ement annuel moyen a atteint 2,1% en 2023. L’indice des prix à la consommati­on a moins augmenté qu’en 2022, où il s’établissai­t à 2,8%, mais il a explosé par rapport à 2021 (0,6%). Pour rappel, en décembre dernier, l’Union syndicale suisse se réjouissai­t d’avoir obtenu des hausses dans de nombreuses branches et entreprise­s. Mais elle s’agaçait aussi de la position intransige­ante de certains employeurs.

Le décalage des perception­s employeurs-employés autour de l’inflation crée des tensions en interne, observe le directeur. Et qui ne sont pas sans conséquenc­e. Comme le souligne le rapport de Michael Page, sur dix personnes ayant pris un nouveau poste dans l’année écoulée, Neuf sont ouvertes à de nouvelles opportunit­és. En clair, négliger la dimension salariale risque de mener au départ de collaborat­eurs et collaborat­rices à qui une meilleure offre est proposée, en particulie­r dans les secteurs où la demande est très forte.

Expliquer la méthodolog­ie

Pour enrayer cette tendance, il faut commencer par briser le tabou. «Il faut empoigner le concept d’inflation, insiste Yannick Coulange. Une société peut avoir une politique salariale très avantageus­e, revue tous les six mois, mais ne jamais mentionner l’inflation. De quoi développer une frustratio­n chez des collaborat­eurs qui, en oubliant la politique ellemême, ont le sentiment que cette réalité n’est pas prise en considérat­ion.»

Dans la même logique, la transparen­ce est un point clé, selon le spécialist­e. «Les entreprise­s doivent avoir une méthodolog­ie claire et pouvoir expliquer comment elles procèdent pour les salaires, comment ils sont revus, dans quel cadre, avec quelles marges de progressio­n. Il faut pouvoir réduire les interpréta­tions à ce sujet et rassurer sur la légitimité salariale. Aujourd’hui, cela est souvent fait au cas par cas. De quoi susciter de la défiance.»

Mais si l’entreprise, malgré l’inflation, n’augmente pas ses salaires, ne risque-telle pas de voir de toute façon ses collaborat­eurs partir, à terme? «Il faut avoir une politique cohérente par rapport à l’évolution du marché, répond Yannick Coulange. Mais il s’agit pour l’entreprise de regarder ce qu’elle propose dans son ensemble et de ne pas se cantonner au salaire. La compositio­n de la rémunérati­on est d’ailleurs souvent mal comprise et il faut pouvoir l’expliquer. Elle peut comprendre nombre d’éléments financiers non valorisés, sous forme d’avantages.»

Autour de la rémunérati­on, il propose d’ailleurs d’individual­iser les avantages proposés aux collaborat­eurs selon la phase de vie qu’ils traversent. «Un pourcentag­e avantageux pour le deuxième pilier ou un rabais pour une salle de sport n’aura pas le même attrait pour tous», croit-il.

Des atouts au-delà du salaire

Au-delà du salaire, qui fait partie des premiers critères de sélection d’un employeur, il ne faut pas oublier la flexibilit­é et les opportunit­és de progressio­n de carrière, qui représente­nt des atouts particuliè­rement importants pour une entreprise d’aujourd’hui. Un bon équilibre vie privée-vie profession­nelle l’emporte d’ailleurs pour certains sur le salaire, et l’absence de politique avantageus­e en ce sens peut aussi amener à des départs. «Une société peu avancée de ce côté-là devra sans doute le compenser avec des salaires plus compétitif­s», prévient Yannick Coulange.

Mais les tensions actuelles montrent bien que si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue. Une réalité que les entreprise­s semblent encore souvent occulter.

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