Le Temps

«L’art doit aider les gens. Les aider vite!»

Né en Azerbaïdja­n, Babi Badalov se dit «à 20% poète et à 80% artiste visuel». Pour la première fois en Suisse, le Musée cantonal des beaux-arts à Lausanne retrace son parcours et affiche ses manifestes ludiques, poétiques et politiques. Rencontre

- ÉLÉONORE SULSER X @eleonoresu­lser

Une boîte de peinture noire. Un pinceau. Des tableaux, collages, dessins, en cours d'accrochage. Un poste de radio, sur le sol, diffuse de l'opéra. Babi Badalov a pris possession du rez-de-chaussée du Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) de Lausanne: «J'adore le classique. J'aime le punk. L'un et l'autre sont très émotionnel­s.»

Babi Badalov porte des vêtements qu'il a lui-même tagués. Il a sa musique et son propre langage. Sa «xenopoetri» – c'est le titre de son exposition –, cette poésie de l'autre, de l'ailleurs, de la marge, à lire et à voir, a envahi la salle. L'artiste intervient sur les murs, avec ses inventions langagière­s et formelles dans une sorte de «broken english» (selon la formule du guide de l'exposition) traversé d'idiomes divers. Accrochées ou suspendues, ses «banderoles» de tissus affichent ses manifestes ludiques et poétiques. Dans une vitrine, des carnets de dessins; sur les parois, des collages pleins de malice et des toiles des années 1980, rébus abstraits de ses débuts. Quelques jours avant l'exposition, Babi Badalov écrit, peint, dessine. Il travailler­a, dit-il, jusqu'à la dernière minute.

Babi Badalov qui est né, en 1959, sur le territoire de l'Azerbaïdja­n actuel, a vécu en exil la plus grande part de son existence. Il vit à Paris. Il parle en français – langue du pays où il est arrivé en 2011 et dont il a fini par acquérir la nationalit­é –, mais entre accent et réminiscen­ces, on entend toutes les langues de sa vie. Il y a la langue de sa mère, le talysh, variante du persan parlée à Lerik, sa ville natale. Puis, l'azéri de son père, langue proche du turc que Babi Badalov parle aujourd'hui «mieux que l'azéri, parce qu'il y a beaucoup de Turcs en Europe». Il y a aussi le russe de l'Union soviétique (URSS) dont faisait partie l'Azerbaïdja­n: c'est la langue de son service militaire, celle aussi de l'undergroun­d pétersbour­geois dont il a été une figure. Il y a d'autres langues sans doute, l'anglais en tout cas: avant la France, il a vécu aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

Babi Badalov raconte son enfance. Une famille de dix enfants – cinq frères, cinq soeurs; il est le septième. La maison de terre battue, les vieux tapis sur lesquels on dort. Les vaches, les moutons, les poules. A 15 ans, il est à Bakou, capitale de l'Azerbaïdja­n. Il rejoint l'Académie des beaux-arts. Premier choc culturel. Après son service militaire près de Moscou, voici Saint-Pétersbour­g. Pour le «villageois du sud» qu'il est, «Saint-Pétersbour­g, c'est déjà Paris!» Et c'est là qu'il rencontre d'autres artistes et commence à trouver «sa vérité».

Il écrit des poèmes en russe: «Je faisais beaucoup de fautes. Un jour, un ami a voulu corriger mes erreurs, mais mes autres amis, des artistes reconnus, m'ont dit: «Mais non, ce n'est pas toi. Il faut garder ta façon d'écrire. La poésie est une langue. C'est ta langue. C'est ta vérité. Si on corrige, ce n'est plus toi.» Ils ont aimé la façon dont j'écrivais. Ils m'ont donné du courage. La poésie vient de l'intérieur. C'est une inspiratio­n, un monologue, un mystère. On ne peut pas écrire et corriger.»

Par la suite, il fait des collages, des assemblage­s, il troue des toiles. A côté, il écrit. «Dans le processus créatif, je ne veux pas rester dans un seul domaine. Ça me panique…

J'aime tout essayer. Je n'ai pas de programme. Je ne suis pas un artiste cadré, défini.»

Pas facile, dit-il, de trouver son chemin dans la multitude des artistes, des galeries, des possibilit­és qu'il découvre en Occident. En arrivant en France, il craint de passer pour naïf, lui, l'artiste formé en URSS: «Je me suis demandé ce qui pour moi était le plus honnête? Quelle était ma vérité?», dans ce nouveau monde. «J'ai commencé à faire de l'art avec le langage, en réaction à ce que je comprenais autour de moi, à ce qui se passait. Doucement, j'ai commencé à voir ce qui était important.» Il utilise ses origines, trouve sa propre langue, pour dire «comment j'interprète, moi, ce qu'il y a ici».

Mystérieus­e nostalgie

«J’aime tout essayer. Je n’ai pas de programme. Je ne suis pas un artiste cadré, défini» BABI BADALOV, POÈTE FRANÇAIS D’ORIGINE AZÉRIE

Sa poésie visuelle, celle que l'on peut voir à Lausanne sur les murs et sur ses tissus, n'arrive qu'au début des années 2010: «Quand j'écrivais, je n'étais pas à l'aise. Quand je dessinais, je trouvais que ce n'était pas intéressan­t.» Finalement, il a trouvé «le juste milieu». Aujourd'hui, dit-il, il est «à 20% poète et à 80%, artiste visuel».

Etre accessible est un autre point cardinal: «Dada east, Dada easm», lit-on sur le mur. «Celui qui ne comprend pas, il demande à un ami. Il va sur Google. Il traduit. Il comprend. L'art doit aider les gens, les aider vite. Sinon, le capitalism­e va leur laver le cerveau. Notre richesse, c'est l'histoire, la culture, l'ironie et le sarcasme, se respecter, manger ensemble, passer du temps ensemble.»

S'il refuse la nostalgie, il a tout de même, avoue-t-il, «une mystérieus­e nostalgie» pour la maison de son enfance, le cimetière où repose sa mère, les arbres autour. «Je me demande comment sont ces arbres aujourd'hui.» Punk, anarchiste, homosexuel, comme il se définit lui-même, Babi Badalov ne peut retourner là où il est né: «Mon village m'est interdit. C'est une douleur. C'est comme une étoile. Elle existe, mais elle est très loin. On ne peut pas l'atteindre.»

■ Xenopoetri, Babi Badalov, Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne jusqu’au 28 avril 2024.

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