Le Temps

Jacques Chessex pour l’exemple

- METIN ARDITI ÉCRIVAIN

Lorsque l’on a un père ogre mais qui se suicide, que comprendre? Comment faire, après? La blessure restera ouverte, et une colère jamais apaisée s’échappera de Jacques Chessex, au point qu’elle le fera mourir dans sa fureur.

C’est vrai, il lui arrivait de tenir des propos décoiffant­s. Mais il savait aussi, à d’autres occasions, se montrer d’une délicatess­e dans l’amitié et d’une générosité exceptionn­elles (un reproche que personne ne pourra jamais lui faire serait d’avoir été tiède. Tout le monde ne peut pas en dire autant). Lors de mon dernier contact avec lui, il m’a raccroché le téléphone au nez, une réaction dont je n’ai toujours pas compris le sens.

Pourtant, lorsque je pense à cet épisode, je souris et j’éprouve à son égard une affection accrue. Si par miracle il m’était donné de le croiser à nouveau, mon Dieu comme je serais joyeux de retrouver celui qui m’a amené, dans sa voiture, au cimetière de Carouge, m’incliner devant la tombe de Gustave Roud, d’écouter à nouveau le grand écrivain lire ses manuscrits au débutant que j’étais et qui m’a montré pourquoi l’écriture devait être au centre de ma vie, là et nulle part ailleurs, comme elle était centrale à la sienne, dont toutes les autres composante­s s’organisaie­nt autour d’elle. Tel était son ordre cosmique. Ma dette à son endroit est immense.

Alors, bien sûr, l’article de Mme Ricci Lempen (LT du 25 janvier) sur Jacques Chessex m’a irrité. Il est enlevé, Mme Ricci Lempen a bien du talent, mais pourquoi tant de dureté? «Les ogres peuvent perdre leurs dents par vieillisse­ment naturel», dit Mme Lempen, qui ne regrette pas, contrairem­ent à Isabelle Falconnier (LT du 17 janvier), l’oubli dans lequel semble tomber Chessex. On ne sépare pas l’homme de l’oeuvre, dit-elle encore, puisque «l’oeuvre et l’homme sont inséparabl­es», le contraire étant faire preuve de «naïveté».

Tiens donc! Est-ce là une vérité indiscutab­le? Chessex a été responsabl­e «d’un certain nombre de dégâts humains», ajoute Mme Ricci Lempen, à propos d’un homme qu’elle qualifie d’«odieux». Mamma mia! Y aurait-il eu quelque malentendu entre eux? Un mot cruel, d’écrivain à écrivain, qui expliquera­it une telle hargne? Ayant connu Chessex, cela ne me paraîtrait pas impossible. Tel était Jacques Chessex et, comme disent les Américains, take it or leave it. Il faut mériter son Chessex.

A propos de l’oeuvre et de l’homme… Accabler l’oeuvre des failles de son auteur est ridicule, sauf à avoir du goût pour la censure. Ainsi, la déprogramm­ation des films de Gérard Depardieu a-t-elle été très largement perçue comme une faute. Ainsi Le Voyage au bout de la nuit reste-t-il un monument de la littératur­e du XXe siècle, quelles qu’aient pu être les horreurs écrites par Céline.

Ainsi les Poèmes de Fresnes, écrits par le collaborat­ionniste Robert Brasillach dans sa cellule, à quelques jours de son exécution, sont-ils des chefs-d’oeuvre absolus de la poésie de son siècle. Ils bouleverse­nt: faudrait-il se priver de les lire? Ainsi la musique de Wagner, sublime, longtemps bannie en Israël, y est désormais proposée, grâce à la déterminat­ion d’un Daniel Barenboïm. L’homme est une chose, son oeuvre en est une autre. Lui ne sera jamais sublime. Elle peut l’être.

Je me souviens de mon malaise à la lecture d’Un Juif pour l’exemple, lorsque Chessex décrit la boucherie. Arrivé au bas du paragraphe, j’avais le sentiment que mes habits étaient imprégnés d’odeurs de viande et de saucisson.

Oui, Chessex était l’un des plus grands stylistes de son époque. Il faut le garder vivant. Pour l’exemple. ■

Tel était Jacques Chessex et, comme disent les Américains, «take it or leave it». Il faut mériter son Chessex

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