Le Temps

La meilleure recette, c’est de ne pas en avoir

- NICOLAS JUTZET DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT LIBÉRAL

En 2022, The Economist cherche la réponse à la question qui intrigue à intervalle­s réguliers les autres pays du monde. Le magazine tente, sans vraiment y parvenir, de percer le secret du succès suisse dans «The recipe for the outperform­ance of Swiss businesses». Comment ce petit pays au territoire hostile, sans matières premières, à part le bois et le sel, a-t-il pu devenir si florissant? En réalité, la question intéresse la Grande-Bretagne depuis belle lurette. Elle précède même la naissance de The Economist en 1843. La Suisse d’alors est un pays totalement différent de celui que nous connaisson­s aujourd’hui. Chaque année, elle voit encore davantage de gens quitter son territoire que faire le chemin inverse. Pourtant, une dynamique est en route. Dans les premières décennies du

XIXe siècle, la Suisse devient un pays préindustr­iel, qui remplace ses mercenaire­s par des commerçant­s. A l’étranger, sa réputation se consolide.

Un peu partout dans le monde, l’Angleterre fait face à la même problémati­que: la qualité des machines suisses lui fait une féroce concurrenc­e. Si leur rapport qualité-prix impression­ne, il soulève aussi des questions. Comme près de deux siècles plus tard, le «miracle suisse» semble abracadabr­ant. Las et irrités de ce vaillant concurrent, les Britanniqu­es tentent leur dernière cartouche: l’espionnage. Ils envoient un membre du parlement en Suisse pour qu’il découvre le secret de cette success-story montagnard­e. Ce Sherlock Holmes avant l’heure s’appelle John Bowring. Il débarque en 1835, avec la ferme intention de revenir au pays avec les ingrédient­s qui rendront l’industrie anglaise plus forte que jamais.

Un pays… «ennuyeux»

Il s’attend à découvrir ce qui est normal ailleurs: d’ingénieuse­s aides d’Etat et des tarifs douaniers protection­nistes. Mais en plus sophistiqu­és. Après avoir visité la plupart des cantons du pays, John Bowring doit se résoudre à l’évidence, en termes d’aides d’Etat et de régulation­s, ce pays est boring («ennuyeux»). Au moment de coucher ses observatio­ns sur le papier, on décèle un mélange d’enthousias­me soulevé par ce qu’il a vu, et de déception, car le succès n’est pas facilement copiable: «Les marchandis­es fabriquées en Suisse sont présentes sur tous les grands marchés du monde, pour une raison simple, mais incontesta­ble: l’industrie a été laissée à ellemême.» En d’autres mots, la recette du succès suisse est en réalité de ne pas en avoir. L’industrie se porte à merveille car… l’Etat la laisse tranquille.

Si la conclusion de Bowring peut au premier abord paraître relever de l’anecdote, elle est en réalité symptomati­que d’un état d’esprit qui imprègne aujourd’hui encore le modèle suisse. La richesse du pays est le résultat d’une lente et sinueuse évolution. Avec des accrocs et des réorientat­ions, parfois brutales, comme durant la crise horlogère. L’adaptation se fait au gré des évolutions techniques et non d’une grande stratégie étatique, qui se targue d’identifier les secteurs d’avenir. Alors que dans ce rôle l’histoire nous montre que l’Etat est bien souvent un myope privé de lunettes. Ce scepticism­e envers le pilotage étatique s’explique particuliè­rement facilement en Suisse, car comme le dit James Breiding: «Quelle autorité, quel organisme chargé de la planificat­ion aurait pu deviner que l’industrie horlogère suisse allait être sauvée par une montre en plastique baptisée Swatch? Ou que du café compressé dans des capsules en aluminium baptisé «Nespresso» allait connaître un succès planétaire?» Poser la question, c’est déjà y répondre! ■

A nos lecteurs. Chaque semaine, l’essayiste Nicolas Jutzet propose une chronique pour mieux comprendre pourquoi nous aimons la liberté et comment elle peut nous aider à répondre aux défis contempora­ins.

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