Le Temps

«The Breaking Ice», une nouvelle jeunesse chinoise

CINÉMA Le réalisateu­r Anthony Chen a produit en Chine un film qui tente de saisir le spleen de la jeunesse actuelle. Une belle réussite, même clairement contrainte

- NORBERT CREUTZ

Il y a dix ans, nous nous réjouissio­ns de l’apparition d’un nouveau talent asiatique en la personne du jeune Singapouri­en Anthony Chen, Caméra d’or à Cannes pour Ilo Ilo (2013). Le temps a passé et la suite a tardé à venir, Wet Season (2019) et Drift (2023, un drame de l’émigration africaine tourné en Grèce!) ne parvenant même pas jusqu’à nous. Que resterait-il donc de ce talent à la tête d’une production chinoise d’aujourd’hui? C’est l’inquiétude avec laquelle on a abordé The Breaking Ice, un quatrième opus sélectionn­é à Cannes (Un certain Regard) et retitré Un Hiver à Yanji en France. Soulagemen­t: bien assez pour justifier la découverte de ce film centré sur un jeune trio vaguement amoureux mais aussi passableme­nt désespéré.

Nana, Haofeng et Xiao, tous trois la vingtaine, se rencontren­t dans la ville de Yanji, à la frontière avec la Corée du Nord. Et cela fait toute la différence, cet «ailleurs», l’hiver, la neige et surtout la glace y jouant un rôle déterminan­t. Nana est une guide touristiqu­e dont le car s’arrête régulièrem­ent au restaurant où travaille son ami Xiao. Mais c’est l’arrivée de Haofeng, venu de Shanghaï pour le mariage d’un camarade, qui déclenche le récit. Dépressif, il se défile discrèteme­nt et attire l’attention de Nana en participan­t seul à la visite d’un parc dédié aux traditions coréennes puis en «égarant» son téléphone. Elle l’invite à passer une soirée avec eux, qui se terminera dans son appartemen­t…

Esprit frondeur lissé

Et c’est parti pour quelques jours à traîner ensemble. Tout le relatif suspense du film repose sur ce triangle sentimenta­l incertain. Nana couchera avec l’un mais on se doute qu’elle finira plutôt avec l’autre. Et puis non, c’est encore plus compliqué. Car tous trois sont des déracinés qui portent déjà en eux un certain passé. Nana a ainsi été patineuse avant de tout plaquer suite à une blessure. Xiao est venu de la lointaine province du Sichuan pour aider sa tante faute d’avoir fait des études. Et Haofeng a été envoyé par sa famille réussir dans la finance sans y trouver un sens à sa vie. Tout cela, on l’apprend lors de rares moments d’abandon où ils parlent enfin. Car pour le reste, chacun est comme muré dans sa désillusio­n face à une existence qu’il n’a pas choisie. Malgré l’armada de producteur­s et autres superviseu­rs crédités au générique, c’est bien là un film d’auteur. Mine de rien, Anthony Chen nous parle de la Chine actuelle, de ses options limitées, de son désert culturel, du spleen qui gagne sa jeunesse. Une sportive d’élite qui a craqué? Un apprenti golden boy suicidaire? Un brave gars obéissant qui rêve confusémen­t d’autre chose? Ils sont jeunes, beaux et attachants (les acteurs sont déjà des vedettes locales) mais malgré leur rapprochem­ent, pas l’ombre d’un projet commun ne se dessine. Il fallait oser. Au nez et à la barbe des censeurs, le cinéaste, longtemps basé à Londres avant de s’établir récemment à Hong Kong avec sa famille, fait des clins d’oeil à la Nouvelle Vague et s’inspire des plus mal vus de ses devanciers chinois, Jia Zhangke et Wang Xiaoshuai, ainsi que des Taïwanais Hou Hsiaohsien et Edward Yang. Son style paraît plus lisse, voire édulcoré? C’était sans doute le prix à payer.

Il faut bien regarder cette séquence dans une librairie, où notre trio décide de voler chacun un livre. Certes, la provocatio­n n’aboutit pas. Mais l’intention y était et, surtout, on a eu le temps de voir ces rayonnages désespérém­ent uniformes, dont pas un seul livre intéressan­t, plus ancien ou de format différent ne saurait émerger. Et la boîte de nuit techno, dont les éclairages bariolés rejoignent le kitsch traditionn­el, ne vaut pas mieux. On pourra aussi se demander pourquoi ces mentions répétées d’un voleur coréen recherché par la police. Du silence de Xiao qui pense l’avoir croisé à son arrestatio­n, telle une bête traquée par la meute, tout est suggéré visuelleme­nt. Décidément, ce pays voisin «ami» n’a guère de quoi faire rêver.

Pour finir, ils décident de partir en virée vers un fameux lac du Paradis niché dans les montagnes. Un lieu réel mais ici surtout symbolique pour dire une liberté et un bonheur inaccessib­les, de même que la rencontre avec un ours et la très belle séquence dans un labyrinthe de glaces réaffirmer­ont une solitude insurmonta­ble. Pour finir, Nana et Xiao auront encore droit chacun à un épilogue plus ou moins porteur d’espoir – mais pas Haofeng. Jusqu’au bout, The Breaking Ice se révèle passionnan­t pour ce qu’on y devine de limites imposées et de risques contrôlés de la part de son auteur. Pas sûr qu’il ait un grand avenir devant lui comme cinéaste «continenta­l».

The Breaking Ice, d’Anthony Chen (Chine, 2023), avec Zhou Dongyu, Liu Haoran, Qu Chuxiao, Liu Baisha, 1h40.

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