Le Temps

Traitement de choc pour Jean-Luc Lagarce à Genève

THÉÂTRE Au Poche, Mathieu Bertholet s’empare du «Pays lointain», l’ultime texte d’un auteur magnifique, mort du sida en 1997. Joué à toute allure par cinq forçats des planches, le spectacle s’épuise

- ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff

A toute allure. Comme sur une piste de discothèqu­e, dans une ville portuaire, à l’ombre d’un cargo. Pour que l’aube ne vienne pas et, avec elle, le parfum funeste des grands départs. Au Poche à Genève, Mathieu Bertholet monte Le Pays lointain (Ed. Les Solitaires intempesti­fs), ultime texte du Français JeanLuc Lagarce. L’artiste valaisan, directeur de la maison depuis 2014, jette cinq comédiens dans les turbines d’une oeuvre qui est un vaisseau fantôme où le désir tient le gouvernail pourtant – désir de l’écrivain d’en découdre avec les siens, d’être aimé encore alors qu’il se sait mourant. Le spectacle a ce mérite-là: il repose sur un parti pris de lecture et un langage théâtral sans concession. Mais il a aussi le défaut de cette qualité: une stylisatio­n dans le jeu dont on a vite fait le tour, une gymnique parodique qui étouffe le propos.

Mathieu Bertholet a-t-il tout faux alors? Non. Le metteur en scène, luimême auteur, a voulu traduire la particular­ité d’une oeuvre-limite. Quand il écrit Le Pays lointain en 1995, Jean-Luc Lagarce, 37 ans, sait qu’il est condamné, que le sida l’émiette. Il a derrière lui des pièces qui l’ont distingué – à un degré moindre sans doute que Bernard-Marie Koltès, victime lui aussi, en 1989, d’un fléau qui fauche une génération. Ce Pays lointain relève du drame, de l’épître et du journal. Il mélange les genres comme si aucun en soi ne pouvait véhiculer seul ce scandale: atteint d’un mal incurable, Louis retourne dans sa ville natale pour annoncer aux siens – à ses parents, à sa soeur, à son frère – qu’il va mourir.

Le procès de l’écrivain

Jean-Luc Lagarce est Louis, mais aussi «Longue date» et «L’amant, mort déjà», ces figures qui instruisen­t son procès. Il se dissémine dans un dispositif dont le principe est le débordemen­t et l’atomisatio­n du sujet. L’auteur de Dernier remords avant l’oubli transpose l’impossible retour du fils prodigue, du Parisien en province, de l’artiste dans une famille dont il ne partage plus les valeurs. Le pays lointain dont il est question n’est pas seulement une terre devenue étrangère ou les Champs-Elysées à venir, c’est aussi une corniche temporelle, un passé sans cesse recomposé – par l’écriture – avec vue sur la fosse commune.

C’est ce goulet d’étrangleme­nt où tout bégaie, tout hoquète – en phrases souvent déchirante­s – que Mathieu Bertholet met en scène et joue en différé. Moustache en berne, visage sépulcral, il vous parle d’outre-tombe, au nom de Louis, à travers un poste de télévision des années 1980. Il dit qu’il veut s’expliquer, régler l’affaire, qu’il sera ensuite apaisé. Voyez la scène, elle s’apparente à un vestiaire: les comédiens Lucie Zelger, Lisa Veyrier, Raphaël Archinard, Louka Petit-Taborelli et PierreIsaï­e Duc se changent comme avant un match d’impro, la brochure à portée de main. Dans un instant, ils sueront, à tour de rôle, dans la lice, au milieu des lianes du décor, emportés par un feu roulant musical inexorable.

Dans cette mêlée très organisée, la mère se déboutonne­ra, le frère s’exaspérera, la soeur s’époumonera. Ces athlètes débiteront au hachoir la prose de Lagarce, dans une fièvre de gestes continue, comme les danseurs d’On achève bien les chevaux, le film de Sydney Pollack. Décharge vitale, certes. Sur le papier, le concept est implacable. Ne renvoie-t-il pas à la faillite d’un langage devenu inopérant, à cette incommunic­abilité qui est la fatalité de Louis?

Mais sur scène, l’éructation collective, la répétition ad nauseam des mêmes postures, l’outrance comme unique parade face au miroir éclaté de Lagarce tournent à vide. On connaît le programme, on devine le chemin, il est très long.

Bouée ultime

Alors oui, il s’agit d’ouvrir une vanne, de parvenir à cette bouée ultime où Louis confesse: «Ce que je pense, et c’est cela que je voulais dire, c’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerai­t dans toute la vallée, que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir […]» Mais avant cet aveu bouleversa­nt dont tout procède, on aurait espéré moins d’univocité et de procédés, plus de méandres et de liberté sur la route de ce Pays Lointain.

Au Poche, la mécanique du ressentime­nt l’emporte et la prière d’amour qui sous-tend le texte passe à la trappe. Le requiem se fait assommoir. On en ressort essoré.

Le Pays lointain, Poche/GVE, Genève, jusqu’au 11 février.

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