Le Temps

L’agricultur­e et la malédictio­n du pétrole

- LAURENT HORVATH CHRONIQUEU­R

A travers le monde, des Etats-Unis à l’Amérique latine, l’Asie et l’Europe, l’agricultur­e est en ébullition. Le secteur s’échauffe aussi rapidement que le climat. Les fondations de son architectu­re actuelle reposent sur les hydrocarbu­res et la finance internatio­nale. Tout semble indiquer que ce design est en train de toucher à ses limites dans une mondialisa­tion qui essouffle le modèle.

Signer un pacte avec le pétrole, le gaz et la finance offre de nombreux avantages mais le revers de la médaille nécessite une attention particuliè­re. Remontons dans le temps. Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les tracteurs et les machines remplacère­nt la force animale et les agriculteu­rs, grâce à la formidable quantité énergétiqu­e contenue dans le diesel.

Couplés à la pétrochimi­e et aux précieuses molécules de gaz nécessaire­s à la production d’engrais synthétiqu­es et de pesticides, les rendements agricoles ont explosé de manière exponentie­lle. De 2,5 milliards de bouches dans les années 1950, le monde compte aujourd’hui 8 milliards de ventres de plus en plus remplis.

Le miracle pétrolier peut se targuer de cette prouesse. De plus, la richesse énergétiqu­e des hydrocarbu­res permit à des millions d’agriculteu­rs de rejoindre les usines et les villes pour trouver des salaires à la hauteur des ambitions de la société de consommati­on. Aujourd’hui, les agriculteu­rs ne représente­nt plus qu’un infime pourcentag­e de la population et, entre découragem­ents, faillites et suicides, leur nombre continue de décroître.

Autre bénéfice pétrolier, le diesel redessina les flux agricoles pour propulser les production­s locales à l’internatio­nal. Cette opportunit­é de transporte­r les récoltes, à l’autre bout du monde, engendra des exploitati­ons tournées vers la spécialisa­tion, la monocultur­e et l’industrial­isation avec l’objectif de tendre vers des prix de vente proche du zéro. Corollaire de ce mécanisme de marges infimes, les agriculteu­rs durent entrer dans une spirale d’augmentati­on des rendements rendue possible par la pétrochimi­e, ses engrais synthétiqu­es et ses pesticides.

De leur côté, plus pragmatiqu­es et plus puissants que les agriculteu­rs, les financiers, les traders, les intermédia­ires et les grands commerces ont rapidement mis sur pied les mécanismes et les outils pour devenir les grands gagnants de cette globalisat­ion. Des céréales aux troupeaux vivants, les bourses spéculent au rythme des récoltes, des guerres et des sécheresse­s. Au final, pour ne pas cantonner le rôle d’agriculteu­r à celui d’esclave, le secteur public n’a eu d’autre recours que d’instaurer un système de subsides qui, dans la réalité, sont de plus en plus siphonnés par les intermédia­ires.

Dans ces conditions, la tempête agricole que traverse le monde repose sur de nouvelles équations plus complexes, et très loin de la traditionn­elle: vente des récoltes plus subsides égalent à un revenu supérieur à zéro. En réalité, le secteur s’approche de: moins de diesel, moins d’eau, moins d’engrais synthétiqu­es, plus de bouches à nourrir égalent à…? La réponse reste inconnue tant son redesign (remodelage) est complexe, d’autant que les alliances géopolitiq­ues viennent brouiller les cartes.

Exemple révélateur, le Brésil est devenu le plus important importateu­r de diesel russe, devant les grands acteurs agricoles que sont l’Inde et la Turquie. Moscou livre également, à tarifs préférenti­els, des engrais au Brésil et à ses alliés. Le cocktail diesel-engrais ne tient en rien au hasard. De son côté, Joe Biden vient de proposer l’instaurati­on d’un système de protection­nisme de l’agricultur­e made in USA. Le premier ministre de l’Inde Narendra Modi est également un adepte de cette stratégie. Dans ce nouveau monde, quels rôles tiendront l’agricultur­e en Suisse, en Europe ou ailleurs? Si, pour l’instant, l’important est de parer à l’urgence, une vision à plus long terme est cruciale. Le pétrole a nourri les tracteurs depuis 70 ans mais l’histoire montre que ce sont les agriculteu­rs qui nourrissen­t les humains. ■

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