Le Temps

Le monde versatile de Markus Raetz

Il est encore possible, jusqu’à la fin du mois, de découvrir la superbe rétrospect­ive que consacre le Kunstmuseu­m de Berne à l’artiste, en mettant l’accent sur ses oeuvres en trois dimensions. Incontourn­able

- ÉLISA DE HALLEUX, BERNE Markus Raetz. Oui non si no yes no, Kunstmuseu­m, Berne, jusqu’au 25 février 2024.

L’univers plastique, poétique et philosophi­que de Markus Raetz (1941-2020) naît de presque rien: un fil de fer, un bout de bois, une pierre ramassée ici, quelques plumes réunies là. Prestidigi­tateur de la métamorpho­se, l’artiste nous invite, avec esprit et profondeur, à explorer les potentiali­tés de notre vision – tant notre oeil physique et ses facultés perceptive­s, que le regard changeant et multiple que nous posons sur le monde.

Si la même sculpture peut nous apparaître aussi bien comme un lièvre que comme un homme au chapeau, c’est que ceci peut se confondre avec cela, un non devenir un oui, un mot se modeler en une sculpture, un homme se changer en femme, et une moue se muer en un sourire. Tout bouge et tout se transforme, selon le point de vue, selon l’angle adopté. La bouteille devient le verre, le verre la bouteille, par la magie d’un déplacemen­t, d’un simple pas. Rien n’est fixe, et rien n’est objectif, car l’objet, chez Markus Raetz, contient tout à la fois une chose et son contraire.

Joueur et profond

Qu’est-il donc, cet objet impossible à enfermer, impossible à définir, intrinsèqu­ement ambivalent? Et qu’est-ce donc que notre réalité, sinon ce que nous voulons y voir? L’art de Markus Raetz nous enjoints à ressentir, de l’intérieur, la manière dont notre regard façonne notre réalité: c’est lui qui dessine les contours de notre vie. L’expérience visuelle, en présence des oeuvres de cet artiste, devient une expérience existentie­lle.

Axée sur la présentati­on de l’oeuvre en trois dimensions, l’exposition trace magnifique­ment les lignes subtiles d’une personnali­té artistique aussi originale et joueuse que profonde. L’art de Markus Raetz, c’est l’inverse d’un discours bavard et creux. C’est l’économie de la parole, et la légèreté du geste, au service d’un questionne­ment intime de l’existence, et du sens, comme de la beauté, que l’on peut – ou non – lui donner.

Sous nos yeux se déploient des objets sophistiqu­és dans leur potentiali­té de métamorpho­se, mais dénués de pesanteur comme de prétention. Des objets épurés, aux matériaux parfois fragiles, et doués d’une sobriété plastique qui intensifie leur présence. Des objets qui, souvent, flottent, suspendus dans l’air léger qui les fait tourner et se transforme­r, au gré du vent, tels ces visages tracés dans du fil de fer qui oscillent entre joie et tristesse, entre plénitude et déception, selon le mouvement de l’air. Jamais l’effort ne se ressent, dans ces sculptures aériennes qui, fruits d’une élaboratio­n savante et d’une pensée attentive, ont pourtant exigé du maître qui les a conçu une extrême précision, une extrême minutie. Leur élégance dépourvue de maniérisme s’expose avec grâce, fluidité et humour sur l’ensemble du parcours de l’exposition.

Si le monde à la fois enchanté et sobre, léger et grave de Markus Raetz, nous ravit tant, et nous réjouit tant, c’est sans doute parce qu’il nous rappelle que la vie recèle toujours la possibilit­é d’un basculemen­t aussi inattendu qu’inespéré. Une bascule rapide et radicale, comme le fut le coup de baguette magique de la fée, changeant, pour Cendrillon, la citrouille en carrosse. Ce renverseme­nt rappelle bien sûr l’instabilit­é inhérente de notre existence, habitée par le mouvement incessant des choses et des êtres. Mais il pointe surtout notre propre pouvoir sur ce monde incertain et fragile, le pouvoir du regard que l’on choisit de poser sur lui, et la liberté qu’est la nôtre d’envisager les événements depuis l’autre côté du miroir.

La magie astucieuse et généreuse de Raetz opère en laissant au spectateur, à chaque fois, la joie de la

Sous nos yeux se déploient des objets sophistiqu­és dans leur potentiali­té de métamorpho­se

«trouvaille». Les oeuvres ne nous livrent pas les clefs de leur métamorpho­se, et c’est à nous, à chaque fois, d’aller trouver le point de bascule, d’opérer le renverseme­nt. L’objet ne possède que le potentiel de sa propre transforma­tion, qui n’existe que si elle est vue, par nous, spectateur­s. Et, ainsi nous avançons, de salle en salle, portés par la beauté des oeuvres et par la curiosité de la prochaine ingéniosit­é à découvrir.

L’artiste ne nous assène pas des vérités et des préceptes ennuyeux et lourds, il nous permet plutôt de vagabonder, d’élargir nos perspectiv­es et d’interroger nos certitudes. Et, surtout, de nous émerveille­r face à l’aisance inventive et l’élasticité plastique des créations d’un esprit unique qui, sans cesse, perçoit la réalité dans sa tridimensi­onnalité et le monde dans sa relativité. ■

 ?? (SUCCESSION MARKUS RAETZ PHOTO: SIK-ISEA, ZURICH [PHILIPP HITZ] © 2023, PROLITTERI­S, ZURICH) ?? «Form im Raum», [Forme dans l’espace], 1991/1992. Plâtre, fibres de chanvre, fil de cuivre, bois, tube en carton peint.
(SUCCESSION MARKUS RAETZ PHOTO: SIK-ISEA, ZURICH [PHILIPP HITZ] © 2023, PROLITTERI­S, ZURICH) «Form im Raum», [Forme dans l’espace], 1991/1992. Plâtre, fibres de chanvre, fil de cuivre, bois, tube en carton peint.

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