Le monde versatile de Markus Raetz
Il est encore possible, jusqu’à la fin du mois, de découvrir la superbe rétrospective que consacre le Kunstmuseum de Berne à l’artiste, en mettant l’accent sur ses oeuvres en trois dimensions. Incontournable
L’univers plastique, poétique et philosophique de Markus Raetz (1941-2020) naît de presque rien: un fil de fer, un bout de bois, une pierre ramassée ici, quelques plumes réunies là. Prestidigitateur de la métamorphose, l’artiste nous invite, avec esprit et profondeur, à explorer les potentialités de notre vision – tant notre oeil physique et ses facultés perceptives, que le regard changeant et multiple que nous posons sur le monde.
Si la même sculpture peut nous apparaître aussi bien comme un lièvre que comme un homme au chapeau, c’est que ceci peut se confondre avec cela, un non devenir un oui, un mot se modeler en une sculpture, un homme se changer en femme, et une moue se muer en un sourire. Tout bouge et tout se transforme, selon le point de vue, selon l’angle adopté. La bouteille devient le verre, le verre la bouteille, par la magie d’un déplacement, d’un simple pas. Rien n’est fixe, et rien n’est objectif, car l’objet, chez Markus Raetz, contient tout à la fois une chose et son contraire.
Joueur et profond
Qu’est-il donc, cet objet impossible à enfermer, impossible à définir, intrinsèquement ambivalent? Et qu’est-ce donc que notre réalité, sinon ce que nous voulons y voir? L’art de Markus Raetz nous enjoints à ressentir, de l’intérieur, la manière dont notre regard façonne notre réalité: c’est lui qui dessine les contours de notre vie. L’expérience visuelle, en présence des oeuvres de cet artiste, devient une expérience existentielle.
Axée sur la présentation de l’oeuvre en trois dimensions, l’exposition trace magnifiquement les lignes subtiles d’une personnalité artistique aussi originale et joueuse que profonde. L’art de Markus Raetz, c’est l’inverse d’un discours bavard et creux. C’est l’économie de la parole, et la légèreté du geste, au service d’un questionnement intime de l’existence, et du sens, comme de la beauté, que l’on peut – ou non – lui donner.
Sous nos yeux se déploient des objets sophistiqués dans leur potentialité de métamorphose, mais dénués de pesanteur comme de prétention. Des objets épurés, aux matériaux parfois fragiles, et doués d’une sobriété plastique qui intensifie leur présence. Des objets qui, souvent, flottent, suspendus dans l’air léger qui les fait tourner et se transformer, au gré du vent, tels ces visages tracés dans du fil de fer qui oscillent entre joie et tristesse, entre plénitude et déception, selon le mouvement de l’air. Jamais l’effort ne se ressent, dans ces sculptures aériennes qui, fruits d’une élaboration savante et d’une pensée attentive, ont pourtant exigé du maître qui les a conçu une extrême précision, une extrême minutie. Leur élégance dépourvue de maniérisme s’expose avec grâce, fluidité et humour sur l’ensemble du parcours de l’exposition.
Si le monde à la fois enchanté et sobre, léger et grave de Markus Raetz, nous ravit tant, et nous réjouit tant, c’est sans doute parce qu’il nous rappelle que la vie recèle toujours la possibilité d’un basculement aussi inattendu qu’inespéré. Une bascule rapide et radicale, comme le fut le coup de baguette magique de la fée, changeant, pour Cendrillon, la citrouille en carrosse. Ce renversement rappelle bien sûr l’instabilité inhérente de notre existence, habitée par le mouvement incessant des choses et des êtres. Mais il pointe surtout notre propre pouvoir sur ce monde incertain et fragile, le pouvoir du regard que l’on choisit de poser sur lui, et la liberté qu’est la nôtre d’envisager les événements depuis l’autre côté du miroir.
La magie astucieuse et généreuse de Raetz opère en laissant au spectateur, à chaque fois, la joie de la
Sous nos yeux se déploient des objets sophistiqués dans leur potentialité de métamorphose
«trouvaille». Les oeuvres ne nous livrent pas les clefs de leur métamorphose, et c’est à nous, à chaque fois, d’aller trouver le point de bascule, d’opérer le renversement. L’objet ne possède que le potentiel de sa propre transformation, qui n’existe que si elle est vue, par nous, spectateurs. Et, ainsi nous avançons, de salle en salle, portés par la beauté des oeuvres et par la curiosité de la prochaine ingéniosité à découvrir.
L’artiste ne nous assène pas des vérités et des préceptes ennuyeux et lourds, il nous permet plutôt de vagabonder, d’élargir nos perspectives et d’interroger nos certitudes. Et, surtout, de nous émerveiller face à l’aisance inventive et l’élasticité plastique des créations d’un esprit unique qui, sans cesse, perçoit la réalité dans sa tridimensionnalité et le monde dans sa relativité. ■