Le Temps

Gaza doit-elle «disparaîtr­e»?

Jugeant les exigences du Hamas «délirantes», le premier ministre israélien a refusé de poursuivre les négociatio­ns et a ordonné une offensive sur Rafah

- LUIS LEMA @luislema

XCombien vaut la vie des quelque 80 otages israéliens encore en vie (une cinquantai­ne des 132 encore aux mains du Hamas seraient morts)? Et combien vaut celle du 1,4 million de Palestinie­ns qui ont trouvé comme dernier refuge la ville de Rafah, tout au sud de Gaza, sur laquelle Israël entend maintenant mener l’assaut?

Ces questions sont vertigineu­ses. Mais ce qui l’est encore bien davantage, c’est que les réponses dépendent en grande partie d’un seul homme, le premier ministre Benyamin Netanyahou, qui vient de rejeter en bloc la dernière propositio­n de cessez-le-feu formulée par le Hamas. Certes, les conditions posées par les auteurs de la tuerie du 7 octobre – et notamment leur volonté de rester au centre du jeu – sont inacceptab­les pour les Israéliens. Mais l’alternativ­e posée par Netanyahou, «une victoire totale à Gaza», devrait l’être tout autant. Il s’agit aujourd’hui de détruire Rafah

La libération des otages est un fiasco

et, en clair, d’en finir avec Gaza quel que soit le prix pour ses habitants, hommes, femmes ou enfants. L’historien français Jean-Pierre Filiu évoque «le moment irakien d’Israël». Souvenez-vous: le 11 septembre 2001, dans les décombres des tours jumelles de New York, nous étions «tous des Américains». Puis sont venues les guerres d’Afghanista­n et d’Irak, qui ont détruit des pays entiers et provoqué des catastroph­es sans fin dans une logique qui n’avait plus rien à voir avec une quelconque «réponse» aux attaques terroriste­s.

Quel a été le but de ces quatre mois de guerre à Gaza, lancée pour garantir le droit d’Israël à se défendre après l’horreur du 7 octobre? Libérer les otages? C’est un fiasco, comme l’affirment les familles des otages elles-mêmes, qui contestent de plus en plus bruyamment les opérations militaires en cours. Eradiquer le Hamas? Nul mouvement «modéré» ne naîtra jamais de champs de ruines où les civils sont tués par milliers, où les mosquées sont sciemment bombardées, aussi bien que les université­s.

Aujourd’hui, les desseins d’Israël deviennent tout autre, comme naguère les mensonges des Etats-Unis de George Bush en Irak. La survie politique de Benyamin Netanyahou dépend de la poursuite de la guerre et de l’appui de la frange israélienn­e extrémiste messianiqu­e dont le premier ministre s’est constitué prisonnier volontaire. Longtemps rêvée seulement par une poignée d’illuminés, la «disparitio­n» de Gaza – aussi symbolique que concrète – est désormais à l’ordre du jour.

«Accepter les conditions délirantes du Hamas mènerait à un autre massacre, […] et aucun de nos citoyens n'est prêt à accepter ça.» Mercredi soir, Benyamin Netanyahou a déclaré qu'Israël refusait catégoriqu­ement l'accord proposé par le Hamas. Le plan en trois phases de 45 jours élaboré par le mouvement islamiste en réponse à la propositio­n rédigée à Paris fin janvier par Israël, le Qatar, les EtatsUnis et l'Egypte, prévoyait la libération progressiv­e de tous les otages en échange de la libération de centaines de prisonnier­s palestinie­ns et du retrait total des troupes israélienn­es de Gaza. «Nous sommes sur la voie d'une victoire absolue, c'est une question de mois», a asséné le premier ministre israélien pour justifier sa décision, quelques heures après avoir rencontré le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken en tournée dans la région. De son côté, le Hamas se déclarait mercredi toujours «ouvert» aux négociatio­ns, alors qu'un nouveau cycle de discussion­s s'ouvrait jeudi matin au Caire avec l'Egypte et le Qatar, sans la présence israélienn­e.

En Israël, l'annonce de Benyamin Netanyahou mercredi soir a plongé les familles d'otages et ex-otages dans le désarroi le plus total. Plusieurs ex-captifs se sont réunis à TelAviv dans la foulée pour l'interpelle­r. «Nous sommes au moment de vérité où nous devons décider qui vivra et qui mourra. Le prix à payer est lourd, mais le prix à payer pour l'abandon [des otages de Gaza] sera comme une tache morale indélébile pour les génération­s à venir», ont déclaré, lors d'une conférence de presse diffusée sur Facebook, cinq Israélienn­es libérées en novembre. «Je m'adresse encore une fois à vous, Monsieur Netanyahou. Tout est entre vos mains [… ] J'ai peur, j'ai très peur que si vous persévérez à vouloir détruire le Hamas, il ne restera plus d'otages à libérer», suppliait Adina Moshe, 72 ans. Sahar Calderon, une jeune fille de 16 ans dont le père est toujours retenu, s'exclamait quant à elle: «Je suis peut-être vivante et je respire, mais mon âme a été tuée. Et tous ceux qui sont là-bas sont tués chaque jour à nouveau.»

«Une ligne rouge»

Libérer les otages ou éradiquer le Hamas? Malgré la pression toujours plus forte des proches des otages, et de la société israélienn­e dans son ensemble, Benyamin Netanyahou a de fait priorisé le deuxième objectif. Il n'avait pas le choix, estime le professeur de sciences politiques à l'Université Bar-Ilan de Tel-Aviv Ilan Greilsamme­r. «Pour l'instant, le Hamas s'en tient à sa demande d'un arrêt total et définitif des opérations militaires. Mais il reviendra au pouvoir dès l'arrêt des combats et le retrait militaire. Il commence d'ailleurs à le faire dans le nord de la bande de Gaza, dont Israël est parti. C'est une ligne rouge pour les Israéliens», affirme l'expert.

Il estime que cette limite est celle non seulement de la quasi-totalité des Israéliens, mais également de l'ensemble de la classe politique, y compris des chefs d'opposition du centre et de la gauche tels que Benny Gantz et Yaïr Lapid. «Il est clair que Benyamin Netanyahou ne déviera pas de son objectif: éradiquer les capacités gouverneme­ntales et militaires du Hamas.» Ilan Greilsamme­r souligne néanmoins que le contexte politique israélien extrêmemen­t défavorabl­e au premier ministre le motive probableme­nt à jouer la montre. «A l'heure actuelle, Netanyahou est extrêmemen­t bas dans les sondages. En poursuivan­t la guerre, il s'assure ainsi du soutien de ses alliés d'extrême droite dans sa fragile coalition. Et repousse d'autant la tenue des nouvelles élections qui surviendro­nt à la fin de la guerre et mettront en danger sa survie politique», analyse-t-il.

Qu'en est-il des relations entre Israël et les médiateurs qui travaillen­t d'arrache-pied à cet accord, notamment l'infaillibl­e allié américain: cet apparent coup d'arrêt marque-t-il une distance entre Israël et les Etats-Unis? Non, répond Eytan Gilboa, expert des relations israélo-américaine­s. «Les EtatsUnis soutiennen­t Israël dans leur but d'éradiquer le Hamas et savent que les conditions demandées à l'heure actuelle par le mouvement islamiste ne sont pas acceptable­s. Là où les deux alliés divergent, c'est sur la question de l'après-guerre. Les Américains veulent que l'Autorité palestinie­nne «revitalisé­e», profondéme­nt réformée, soit au pouvoir dans la bande de Gaza.»

Population terrorisée

«Pour l'instant Benyamin Netanyahou refuse catégoriqu­ement, sans donner de vision claire de ce qu'il souhaite», détaille le professeur à l'Université Bar-Ilan de Tel Aviv. «Mais, en attendant, les EtatsUnis soutiendro­nt la poursuite de la guerre. Notamment à Rafah, où les responsabl­es du Hamas se sont visiblemen­t réfugiés, quittant Khan Younès via les tunnels», affirme Eytan Gilboa.

Mercredi, Netanyahou déclarait d'ailleurs qu'il avait demandé à son armée de préparer une «opération» dans Rafah, tout au sud, où près d'un million et demi de Gazaouis sont réfugiés. Il s'agissait de s'attaquer à la dernière grande ville de la bande côtière, ce qui «aggraverai­t de façon exponentie­lle ce qui est déjà un cauchemar humanitair­e», a déclaré le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres.

A Rafah, la population était terrorisée à l'annonce des frappes. «J'ai réfléchi toute la nuit: où va-t-on aller? Que va-t-il se passer? Où vont-ils frapper? Je suis perdue. Je ne sais plus quoi faire», déplorait par téléphone Asma, réfugiée chez sa soeur avec 13 autres membres de sa famille.

Sur le terrain, des témoins et des sources hospitaliè­res ont fait état jeudi de frappes mortelles. Jeudi après-midi, le Ministère de la santé du Hamas dénombrait au total 130 morts au cours des dernières 24 heures.

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(TEL-AVIV, 3 FÉVRIER 2024/ABIR SULTAN/EPA) Une manifestat­ion de protestati­on en Israël contre le gouverneme­nt de Benyamin Netanyahou.

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