Le Temps

Exaspérati­on paysanne: revisiter le contrat entre villes et campagnes

- RENÉ LONGET ANCIEN ÉLU SOCIALISTE, EXPERT EN DURABILITÉ

En quelques journées de blocages de routes, les agriculteu­rs européens ont obtenu le retrait de mesures environnem­entales qu’ils clouaient au pilori et que les gouverneme­nts ont bien vite (et volontiers?) sacrifiées. C’est toutefois là une victoire à la Pyrrhus, car en enterrant les politiques visant à limiter l’usage des pesticides, on continue à fragiliser la biodiversi­té fonctionne­lle – les pollinisat­eurs et les micro-organismes du sol – dont dépend la pérennité de la production agricole… Et en soutenant l’orientatio­n quantitati­ve de la politique agricole commune, on continue d’enfermer l’agricultur­e dans la roue du hamster d’un productivi­sme niveleur.

Politiquem­ent, le message est destructeu­r et on n’attend plus que la progressio­n, apparemmen­t inéluctabl­e, de l’extrême droite aux élections européenne­s pour sonner le glas du Pacte vert de l’UE. Mais plus la dette écologique de nos modes de production et de consommati­on s’accumule, plus les génération­s à venir, y compris paysannes, peineront à y faire face. Le vrai enjeu est comment garantir à tous les acteurs de la chaîne de valeur le juste prix pour une nourriture de qualité. Cela signifie questionne­r les marges des intermédia­ires, le manque d’intérêt de nombreux consommate­urs pour leur alimentati­on et… l’orientatio­n des soutiens étatiques. Car de l’argent, il y en a!

En Suisse, en s’alliant avec les lobbies économique­s, qui ont besoin des voix des campagnes pour gagner des votations (en particulie­r quand il faut la double majorité du peuple et des cantons), l’Union suisse des paysans (USP) a sécurisé une dérogation majeure au libéralism­e dominant. Le coût de l’exception paysanne? 3,6 milliards de subsides par an, auxquels il faut ajouter des prix plus élevés dus aux protection­s douanières – tout cela payé par le citoyen consommate­ur. Lui demander en même temps de considérer les choix agronomiqu­es et leurs coûts écologique­s et sociaux comme une chasse gardée des exploitant­s n’est pas acceptable.

Est-il normal qu’en trente-cinq ans la moitié des exploitati­ons aient été absorbées par celles qui subsistent? Et combien seront-elles demain? Est-il crédible d’affirmer vouloir améliorer l’autonomie alimentair­e du pays (actuelleme­nt de 50%) au moyen d’importatio­ns récurrente­s d’engrais phosphatés ou de tourteaux de soja destinés à notre bétail? Est-il acceptable de se battre contre des restrictio­ns posées aux phytosanit­aires, alors que les quelque 8000 exploitati­ons en bio prouvent qu’on peut s’en passer?

Il est temps de se demander à quelle légitimité répond la politique agricole. Comme beaucoup d’activités humaines, l’agricultur­e génère des externalit­és négatives (des impacts négatifs non assumés par elle), mais apporte aussi des externalit­és positives (des impacts positifs dont les coûts ne sont pas couverts par les marchés). Limiter les premières et rendre les secondes possibles sont la vraie raison d’être de la politique agricole, dont on a un peu tendance à oublier les objectifs largement débattus politiquem­ent et consignés dans les articles 104 et 104A de la Constituti­on fédérale.

Selon ces articles, l’approvisio­nnement alimentair­e de la population, but premier de l’agricultur­e, doit se faire en conservant les ressources naturelles et en entretenan­t le paysage rural. Il s’agit de promouvoir l’occupation décentrali­sée du territoire, ainsi que les formes d’exploitati­on particuliè­rement en accord avec la nature et respectueu­ses de l’environnem­ent et des animaux.

Les paiements directs sont liés à des exigences de caractère écologique et il convient de protéger l’environnem­ent contre les atteintes dues à l’utilisatio­n abusive d’engrais, de produits chimiques et d’autres matières auxiliaire­s. La Confédérat­ion doit créer les conditions d’une production adaptée aux conditions locales et utilisant les ressources de manière efficiente. Enfin les relations commercial­es transfront­alières doivent contribuer au développem­ent durable de l’agricultur­e et du secteur agroalimen­taire.

Voilà donc une belle liste d’externalit­és positives, exprimant l’intérêt public. Autant de «commandes publiques» de nature à rassembler producteur­s et consommate­urs, ville et campagne autour d’objectifs consolidés, rémunérate­urs et donnant du sens.

On continue à fragiliser la biodiversi­té fonctionne­lle dont dépend la pérennité de la production agricole

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