Clap de fin électoral pour l’opposant au Kremlin
Après plusieurs jours de suspense, la Commission électorale a fini par rejeter hier la candidature du pacifiste Boris Nadejdine au scrutin présidentiel, coupant court à un mouvement d’opposition aussi spontané que controversé
En prenant la décision hier de rejeter la candidature à la présidentielle de Boris Nadejdine, la Commission électorale centrale a mis fin à une séquence politique aussi inattendue que controversée en Russie, à savoir l’émergence d’une alternative pacifiste au règne de Vladimir Poutine en pleine guerre d’Ukraine. Les réalistes diront que tous les signes avant-coureurs étaient déjà là, à commencer par le succès de sa collecte de signatures – près de 200 000 en quelques semaines – à travers toute la Russie, ce que le principal intéressé lui-même a qualifié de «miracle».
Dans une réélection de Vladimir Poutine réglée comme du papier à musique, une telle percée ne pouvait être tolérée par le Kremlin, avaient pronostiqué bon nombre d’observateurs russes. Dès le 2 février, soit deux jours après la remise des signatures, un membre de la commission avait confirmé ces doutes en affirmant que bon nombre des paraphes collectés appartenaient à «des personnes qui n’étaient plus de ce monde».
«Nous sommes prêts à nous battre pour notre bonheur et celui de nos enfants» BORIS NADEJDINE, EX-CANDIDAT
Sabotage intérieur?
Lundi, le QG de campagne de Boris Nadejdine a officiellement annoncé que la commission avait identifié un peu plus de 15% de «signatures erronées» sur les 60 000 déjà examinées, ce qui augurait très mal la suite, le seuil autorisé étant de 5%. Les militants de Nadejdine se sont néanmoins engagés à «se battre» pour chacune de ces signatures avant leur convocation prévue pour le mercredi 7 février. Ils ont même obtenu un jour de plus pour faire les vérifications nécessaires de la part de la présidente de la commission, l’ancienne militante pour les droits de l’homme Ella Pamfilova. Un «geste de bonne volonté» à l’égard de ce candidat pas comme les autres. Mais le verdict a été sans appel: 9147 des signatures collectées par Nadejdine seraient «erronées» selon la commission, ce qui disqualifie le candidat.
Cette décision n’est une surprise pour personne, à commencer par le candidat lui-même. S’adressant à ses supporters sur le réseau Telegram, où il compte plus de 230 000 abonnés, Boris Nadejdine avait annoncé dès lundi que le chemin parcouru jusqu’ici était déjà un accomplissement en soi. «Le monde entier a vu que les Russes ne sont pas des gens désespérés et désillusionnés. Et que nous sommes prêts à nous battre pour notre bonheur et celui de nos enfants par des moyens légaux.» Ces «moyens légaux» étaient devenus le véritable leitmotiv de sa campagne visant à le distinguer de ce que l’on appelle, en Russie, «l’opposition hors système» – et dont les représentants sont soit en exil soit en prison. Boris Nadejdine avait annoncé, avant même le verdict final, qu’il porterait l’affaire devant la Cour suprême en cas de refus. «Quelque part vers le milieu de l’été, la justice nous dira que les experts de la commission ont parfaitement fait leur travail, et l’épisode Nadejdine sera clos», a aussitôt réagi, dépité, le politologue d’opposition Andreï Nikouline.
Clos, vraiment? Ce n’est pas si sûr. Car pendant ces quelques jours de flottement – et de fol espoir pour certains –, beaucoup de choses ont été dites et écrites en Russie, comme si cette candidature avait ouvert les vannes d’une parole longtemps retenue. Tout d’abord, dans une enquête très commentée, l’emblématique quotidien en exil Novaïa Gazeta,a présenté une version assez troublante de la saga des signatures. Selon ses journalistes, les paraphes erronés auraient été intentionnellement glissés dans le lot par un groupe de militants de l’équipe de Nadejdine. Ces derniers, regroupés dans un QG tenu secret dans la banlieue de Moscou, auraient accompli leur forfait la nuit avant la remise des signatures, au grand dam du reste de l’équipe. Voulaient-ils intentionnellement saboter sa candidature ou, au contraire, faire du zèle pour qu’elle soit acceptée au mépris de quelques règles éthiques?
L’enquête de Novaïa Gazeta ne le dit pas, pas plus que les militants de
Nadejdine eux-mêmes. Mais ces allégations ont suscité une vague de commentaires et de spéculations. Les uns se sont empressés d’accuser le FSB – le service de sécurité intérieure, passé maître dans l’art d’infiltrer les cercles d’opposition russes – et de le discréditer de l’intérieur. Logique: Boris Nadejdine éliminé, plus rien ne troublera la réélection de Vladimir Poutine. Pour d’autres, ce seraient plutôt les «navalnystes», les opposants radicaux regroupés autour d’Alexeï Navalny, qui seraient derrière ce sabotage. «Regardons les choses en face, écrit ainsi le politologue proche du pouvoir Alexeï Tchesniakov. Les navalnystes ont-ils intérêt à ce que Nadejdine devienne le principal opposant politique, légitimé par des centaines de milliers de voix? Il n’appelle pas, de surcroît, à renverser l’ordre établi par la force et sa seule présence dans le scrutin détruit leur argument que le Kremlin ne tolère aucune opposition.»
D’autres vont beaucoup plus loin, en voyant dans ce développement la suite logique de ce prétendu plan maléfique du Kremlin visant à utiliser Boris Nadejdine comme faire-valoir démocratique. Ce n’est pas un clap de fin mais le début d’un brillant avenir, prédit un autre politologue, Sergueï Starovoïtov, en pronostiquant que, désormais, Nadejdine pourra capitaliser cette expérience pour devenir un interlocuteur privilégié du Kremlin au sein de l’opposition, voire se faire élire député en 2026. Il pourra aussi, suggèrent même d’autres, être «utile» au pouvoir dans l’éventualité de négociations de cessez-le-feu avec l’Ukraine… N’est-il pas contre la guerre? Dans sa dernière interview avant le verdict, Boris Nadejdine rassurait ses supporters – qu’il appelle «ses frères et ses soeurs» – sur le fait qu’en cas de rejet de sa candidature, il avait un «plan B et même un plan C», mais sans donner davantage de détails. «Tout ira bien, mais pas tout de suite», concluait-il, tout aussi énigmatique.
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