Le Temps

L’extrême droite italienne monte sur les tracteurs

La mobilisati­on des agriculteu­rs met en difficulté la première ministre Giorgia Meloni, prise entre un secteur qu’elle a toujours défendu et un allié visant à s’approprier le mouvement

- ANTONINO GALOFARO, MILAN @ToniGalofa­ro

Il a quitté jeudi matin la périphérie de Milan, où il manifestai­t sur son tracteur, pour prendre la route de Sanremo. Alors que la plupart des agriculteu­rs mécontents se retrouvent autour de Rome cette semaine, Filippo Goglio fait partie de la petite délégation partie en Ligurie. Son objectif est le festival très médiatique de Sanremo, suivi tous les soirs de cette deuxième semaine de février par plus de 10 millions de téléspecta­teurs. Il y a quelques jours, le célèbre animateur Amadeus avait promis aux manifestan­ts de les faire monter sur scène. «Leur bataille est juste, affirmait-il en conférence de presse. Le droit au travail et la protection de l’emploi sont sacro-saints.» Or la Rai (Radio-télévision italienne) a contredit la vedette: la télévision publique n’offrira pas sa tribune au mouvement des agriculteu­rs. Les revendicat­ions seront simplement lues par Amadeus vendredi soir.

«Nous avons tout de même le soutien de l’opinion publique, assure l’agriculteu­r lombard. Mais nous resterons à Sanremo durant toute la durée du festival s’il le faut.» Si son message pouvait être lancé de la scène du Théâtre Ariston, son écho serait si fort que le gouverneme­nt ne pourrait pas l’ignorer. Si certains exploitant­s agricoles sont à Sanremo dans l’espoir de se faire entendre par le plus grand nombre d’Italiens, les autres ont convergé à Rome pour faire rendre gorge à la première ministre, Giorgia Meloni. L’ampleur que prend la protestati­on en Italie, dans la foulée des manifestat­ions en France, en Allemagne ou encore en Espagne, met dans l’embarras la leader du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia.

«Ce gouverneme­nt défendait déjà le secteur agricole bien avant les manifestat­ions», a lancé cette semaine la présidente du Conseil des ministres, se défendant d’être la cible des agriculteu­rs, pour qui elle promet de débloquer 3 milliards d’euros du plan de relance européen. Les Frères d’Italie semblent profiter de la protestati­on générale pour essayer de faire campagne en vue des prochaines élections européenne­s de juin prochain. Ainsi, «les journalist­es de gauche et leurs représenta­nts politiques ne réussissen­t pas ou ne veulent pas comprendre que la protestati­on est dirigée contre les politiques talibano-environnem­entales de l’Union européenne et non contre le gouverneme­nt italien», assène par exemple Lino Ricchiuti, chargé au sein de Fratelli d’Italia des entreprise­s et du monde productif.

Les fermiers ne partagent pas cette position. Leur objectif reste la capitale. «Sans le soutien de l’Europe mais aussi du gouverneme­nt, nous mourrons, s’emporte Filippo Goglio, au volant de son véhicule. Nous demandons à Rome de ne pas nous imposer les normes européenne­s comme le Green Deal, de faire en sorte que la grande distributi­on ne fasse pas des profits sur notre dos.» L’agriculteu­r ne critique pas directemen­t Giorgia Meloni mais souligne que le seul premier ministre ayant vraiment aidé son secteur cette dernière décennie est Matteo Renzi. Le démocrate «avait compris que l’agricultur­e souffrait, poursuit l’exploitant. Il avait donc aboli l’impôt sur les terres, ce qui représenta­it pour moi 20 000 euros par an.» La taxe a été réintrodui­te par le gouverneme­nt de Giorgia Meloni avant d’être une nouvelle fois suspendue.

Gagner l’électorat euroscepti­que

La leader d’extrême droite tente «de concilier sa vieille image d’agitatrice des protestati­ons contre les politiques de l’Union européenne considérée­s comme pénalisant­es pour des secteurs de l’économie nationale avec celle de cheffe de gouverneme­nt disposée à user de toutes ses prérogativ­es pour induire Bruxelles à faire un pas en arrière», analyse le professeur de sciences politiques de l’Université de Florence Marco Tarchi. Les agriculteu­rs le savent et ont décidé de faire pression directemen­t sur elle en menaçant d’envahir Rome avec leurs tracteurs.

Or Giorgia Meloni doit gérer non seulement les contestata­ires agricoles mais aussi son allié Matteo Salvini. Le patron du parti d’extrême droite la Lega et vice-premier ministre est bien décidé à profiter du mouvement pour s’émanciper de sa concurrent­e. Le 6 février dernier, il a par exemple salué les manifestan­ts pour «leurs premières victoires en Europe», se réjouissan­t de «la décision européenne sur les pesticides et sur l’exclusion de l’agricultur­e des objectifs climatique­s». Matteo Salvini a d’ailleurs rencontré une délégation d’agriculteu­rs lors d’un déplacemen­t dans les Abruzzes en fin de journée jeudi.

«La Ligue se pose depuis toujours comme représenta­nt exclusif du monde agricole, poursuit le professeur Marco Tarchi. Cette mobilisati­on est pour elle l’occasion idéale pour prendre des distances avec ses alliés et faire comprendre qu’elle n’est pas prête à avaler n’importe quelle décision du gouverneme­nt Meloni.» Matteo Salvini englobe donc les tracteurs dans sa campagne européenne: «Il veut assumer le leadership du front contre l’Union européenne, s’approprier l’électorat euroscepti­que, qui est plutôt grand et en croissance» en Italie, conclut le politologu­e. L’extrême droite italienne est donc montée sur les tracteurs en espérant les pousser à quitter Rome pour prendre la direction de Bruxelles. ▅

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(CUNEO, 31 JANVIER 2024/MARCO BERTORELLO/AFP) Une colonne de tracteurs lors d’une manifestat­ion des agriculteu­rs dans le Piémont.

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