Le Temps

«On s’est embrassés et tout s’est embrasé»

Dans les années 1960, Elisa* et Lenny* se sont aimés au premier regard. Les aléas de l’existence les ont séparés. En 2019, ils se sont retrouvés et partagent entre France et Suisse un amour sans âge, dans la célébratio­n de chaque instant

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

SÉRIE

Ils et elles se sont connus, perdus de vue, puis retrouvés… pour le meilleur. Jusqu’au 14 février, «Le Temps» met à l’honneur de folles histoires d’amours de jeunesse qui se sont prolongées alors qu’on ne les attendait plus. Une série qui fait chaud au coeur

Elisa*. C’était en 1964. Avec Paul, mon mari, nous avions passé deux années en Algérie, devenue indépendan­te en 1962. Nous y avons fait de l’alphabétis­ation. Nous sommes rentrés à trois car Amira, notre fille, est née à Alger. Nous nous sommes installés précisémen­t en Haute-Savoie, dans le château de Noverny, où vivaient d’autres couples. C’était une vie communauta­ire, sans réel confort mais avec une vraie joie de vivre. Le matin, je prenais mon boguet et je rejoignais mon travail à Genève.

Un jour, un nouveau couple est arrivé, Lenny* et son épouse avec leurs enfants. Echange de regards, impression forte… Ses yeux étaient d’un bleu délavé et il avait une grande douceur, tant dans sa voix que dans ses gestes. Un soir, on s’est embrassés et tout s’est embrasé.

Lenny. Ces années-là, nous avions vécu un drame avec ma femme: un cancer avait emporté notre fille de 4 ans. Des amis musiciens nous ont proposé de nous installer au château de Noverny, pour être entourés et soutenus. L’architecte qui avait acquis cette demeure était excentriqu­e, il concevait des habitation­s comme des soucoupes volantes. Il avait construit une piscine dans la cour du château avec du polystyrèn­e. C’était l’époque pré-68. Une vie libre, en communauté. Je travaillai­s comme illustrate­ur. Et puis il y a eu la rencontre avec Elisa. Un regard a suffi. Ce fut intense, comme une évidence. J’étais amoureux, très amoureux. Ma femme était, dirait-on, un peu volage. Le mari d’Elisa avait eu une aventure. Elisa l’a appris. Un soir, elle errait dans la nature. Je l’ai rejointe. On est allés boire un verre à Annecy.

Ce fut le début d’un amour très sentimenta­l mais Elisa était le plus souvent dans l’évitement à cause de nos situations familiales respective­s. Un jour, j’ai déménagé. Je suis descendu vivre dans le sud, on avait déniché une ruine à retaper entourée de 23 hectares de nature. Elisa et son mari sont venus nous voir. Elle m’a dit alors qu’elle garderait toujours en elle cette envie de vivre un jour à mes côtés.

Elisa. Avec le temps, j’ai perdu toute trace de Lenny. J’ai repris des études à l’Université de Genève et j’ai travaillé dans le domaine social jusqu’à ma retraite. J’ai donné aussi naissance à un autre enfant, un garçon. Je suis devenue grand-mère puis Paul est décédé. Un jour, mon premier amour d’adolescent­e, un Hambourgeo­is, a repris contact avec moi. C’était, il me semble, en 2018. «Je t’ai déterrée grâce à Google», il a écrit.

Je suis née en effet à Hambourg et puis mes parents ont déménagé à Lübeck. Je pense encore aujourd’hui que sans ce changement de ville, je n’aurais pas rencontré Lenny ni vécu cette belle histoire d’amour. Car je n’aurais sans doute pas pris, plus tard, la décision d’aller vivre à Genève. C’est à Lübeck que, pour la première fois, j’ai entendu parler français. Et pour l’enfant que j’étais, cette langue fut un enchanteme­nt. Le contexte était pourtant difficile. La guerre s’achevait, les alliés étaient en Allemagne. Un soldat français, déserteur, est entré chez nous avec un pistolet. Mes parents l’ont hébergé sous la contrainte. Je suçais encore mon pouce.

Le Français a entaillé le sien avec un couteau et a serré fort. Ça saignait beaucoup. Il a dit: «Voilà ce qui arrivera à ton pouce si tu continues à le sucer.» Mes parents m’ont dit qu’après cela, je n’ai plus jamais porté mon pouce à la bouche. Etrangemen­t, je me souviens encore de sa voix, du phrasé si différent de l’allemand, plus doux. La langue française m’a passionnée au point que j’ai appris les conjugaiso­ns au subjonctif passé. Je suis devenue laborantin­e en chimie. Ce métier m’a permis de trouver un emploi en Suisse. Le fait que ce petit amoureux hambourgeo­is m’ait retrouvée grâce à internet m’a donné une idée. J’ai effectué des recherches. Et j’ai retrouvé Lenny. Il tenait un blog sur le site d’actualité Mediapart. J’ai lu qu’il était devenu un peintre reconnu et qu’il publiait des livres de poésie. Je lui ai adressé un e-mail. «Quelle bonne surprise! J’ai très envie de te revoir», il a répondu. «J’arrive!», j’ai écrit. Ce n’était pas de la plaisanter­ie. J’ai rempli une valise et j’ai pris le TGV pour Paris.

J’ai loué une chambre pour trois nuits à l’Hôtel des BeauxArts. L’atelier de Lenny était à 100 mètres, près de la place d’Italie. Je l’ai appelé. «Je suis là», j’ai simplement dit. Il a demandé: «Là où?» «Eh bien tout près de chez toi.» «Alors viens tout de suite!» Je suis venue tout de suite. Il y avait un porche puis une allée très verte avec des arbres. C’était une succession de quatre ateliers d’artistes. Il louait le deuxième. J’ai frappé, je suis entrée, il s’est levé et on s’est tombés dans les bras. Je n’ai passé aucune nuit à l’Hôtel des Beaux-Arts. C’était en 2019. Depuis, nous vivons le plus souvent ensemble, à Paris et Genève. Lenny est séparé de son épouse depuis longtemps. Durant le covid, ce fut évidemment difficile, avec de longues périodes sans nous voir. Nous ne sommes plus très jeunes, lui a 91 ans, moi 82, mais l’amour est comme sublimé, ce sont des instants ajoutés à d’autres instants, c’est un amour au présent.

«Le temps perdu ne se rattrape pas, il faut se tourner vers celui qui est gagné»

LENNY

«Il a 91 ans, moi 82, l’amour est comme sublimé»

ELISA

Lenny. Ces retrouvail­les étaient une évidence, comme si elles étaient écrites. Nous partageons la suite de nos vies avec beaucoup de sérénité.

Le temps perdu ne se rattrape pas. Il faut se tourner vers celui qui est gagné. Un très beau moment fut mes peintures exposées à Genève, l’an passé. Elisa m’y a fortement encouragé. L’art, aussi, nous rassemble. A l’école, je dessinais tout le temps, alors on me virait. J’ai appris la céramique, le graphisme et puis j’ai rencontré un moine dominicain qui m’a persuadé que l’on pouvait bien gagner sa vie en illustrant la Bible. J’avais une sensibilit­é très à gauche, anar comme mon père qui était camelot et vendeur de farces et attrapes, mais je suis tout de même devenu illustrate­ur biblique. J’ai longtemps voyagé au Maroc avec femme et enfants. Les paysages épurés ont profondéme­nt inspiré ma peinture…

J’ai connu Elisa dans les années 1960 alors que je vivais un deuil après la mort de ma fille. Elisa, à sa façon, m’a aidé: elle était là, tout simplement. Aujourd’hui, c’est à moi de la choyer. La maladie vient d’emporter sa fille Amira. Etrange destin que ces deux êtres si chers qui sont partis et nous qui nous sommes retrouvés. ■

*Les prénoms ont été changés

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(EUGÉNIE LAVENANT POUR LE TEMPS)

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