Le Temps

Café du Jura

Son travail de l’ombre était toute sa vie. Durant trente-trois ans, la jeune retraitée a servi cafés et croissants aux élus cantonaux jurassiens, et a vécu mille aventures

- ALEXANDRE STEINER @alexanstei­n

Une lettre du Gouverneme­nt jurassien annonçant sa nomination en tant que tenancière de la cafétéria de l’administra­tion jurassienn­e en 1991, une directive de 1992 fixant le prix du café à 2 francs ou encore une annonce de déménageme­nt de 1996. Sur la table de sa cuisine, à Rossemaiso­n, Nadine Flury étale des documents précieusem­ent conservés, souvenirs d’une vie au service du pouvoir jurassien.

«J’ai retrouvé tout ça ce matin», éclate de rire la jeune retraitée. Durant trente-trois ans, elle s’est activée dans l’ombre pour servir cafés et viennoiser­ies aux députés du parlement. Le 24 janvier dernier, elle leur a offert 60 croissants et des galettes des rois en guise d’au revoir. «On m’avait dit de venir à 8h30. J’étais gênée. Lorsque je suis entrée dans la salle, j’ai reçu un grand bouquet et des applaudiss­ements nourris. Je ne m’y attendais pas, c’était magnifique.»

Au devant de la scène, cette employée de bureau de formation a toujours préféré les coulisses, où il se passait beaucoup de choses. «Je ne peux pas tout raconter. Les élus me faisaient confiance, venaient me demander mon avis de citoyenne sur les affaires politiques qui les occupaient ou se confiaient sur leur vie privée. J’étais parfois au courant de décisions avant tout le monde.» Même à ses proches, elle n’a jamais dit ce qu’elle entendait.

La pomme, les tartes et la femme de l’hélicoptèr­e

Son aventure débute un peu par hasard en 1991, alors qu’elle est en pleine séparation et élève seule ses trois enfants. Elle reçoit un coup de téléphone qui va changer sa vie. «Une connaissan­ce m’a dit qu’il y avait un job pour moi et qu’il fallait que j’envoie ma lettre immédiatem­ent.» Elle décroche un rendez-vous avec Jean-Claude Montavon, secrétaire du parlement et figure de l’indépendan­ce jurassienn­e, qui l’engage parmi 52 postulatio­ns.

En début de carrière, «lorsque les choses étaient plus simples», la nouvelle tenancière est l’une des rares personnes à pouvoir entrer à sa guise dans les séances du Gouverneme­nt. «A mes débuts, le président François Lachat m’a demandé une pomme. Je suis partie en courant à l’épicerie pour acheter 1 kg de fruits. Quand je suis revenue, tout le monde a éclaté de rire et il m’a dit: «Mais pas une pomme comme ça!» Il voulait une eau-devie!» Peu à peu, elle se lie d’amitié avec le ministre: «Mes enfants allaient parfois faire leurs devoirs dans son bureau, et il les aidait.»

Même si elle ne peut pas tout dire, Nadine Flury a de folles histoires à raconter. Comme ce matin où elle s’est retrouvée encerclée de policiers armés de mitraillet­tes parce qu’elle avait déclenché une alarme en allant nettoyer ses machines à café. «Jean-Claude Montavon est arrivé en robe de chambre pour me tirer de là!» Ou cette séance du parlement à la salle Saint-Georges où, sans le savoir, elle a ouvert la porte à des membres du Groupe Bélier venus entarter les ministres. «Je me suis retrouvée à nettoyer leurs cravates et leurs chemises et à appeler leurs femmes pour qu’elles apportent des habits propres, je me sentais mal!»

Au cours des trente-trois dernières années, Nadine Flury a côtoyé toutes sortes de personnage­s influents. Elle garde en particulie­r le souvenir d’un hélicoptèr­e venu se poser non loin des locaux de l’administra­tion. «Trois hommes ont débarqué et se sont mis à fouiller la cafétéria, avant qu’une femme ne se précipite dans une salle de conférence­s. On m’a dit de ne pas l’approcher et de lui préparer un express. Un des hommes l’a goûté avant de le lui apporter.»

Dix minutes plus tard, l’un de ces gardes du corps vient la chercher. «Cette femme voulait me rencontrer parce qu’elle s’ennuyait avant un rendez-vous au tribunal.» Nadine se retrouve face à la procureure Carla Del Ponte, venue mener des auditions incognito. «Je me suis assise avec elle et elle m’a parlé de la solitude d’une vie sous protection policière. J’étais sous le choc, mais à la fin, on a bien rigolé! Pratiqueme­nt personne à part moi ne savait qu’elle était là.»

Un rire… et des talons!

Avant de la quitter, nous lisons à notre hôte un petit témoignage rédigé par la conseillèr­e fédérale jurassienn­e Elisabeth Baume-Schneider: «Nadine Flury, c’est une voix, un sourire, un rire, des talons, que j’associe volontiers à la cafétéria du parlement. Sa personnali­té rayonnante transforma­it un modeste espace au fond d’un couloir en agréable lieu de vie, à l’ambiance propice aux confidence­s, qu’on aimait partager… Elle incarnait en quelque sorte l’état d’esprit de l’institutio­n du parlement en proposant un espace d’échange en amont ou en aval des discussion­s et décisions parlementa­ires, certes au point parfois d’oublier d’aller voter.»

Déjà embués par tous ces souvenirs remués, ses yeux se remplissen­t de larmes. «Oh purée, vous me fichez un sacré coup. Mme Baume-Schneider, je l’ai connue quand elle était cheffe de service. Je me souviens qu’elle m’avait demandé: «Nadine, qu’est-ce que tu penses si je me lance comme ministre?» Je lui ai dit qu’elle allait y arriver, qu’elle était faite pour ça. Nous nous sommes liées et nous avons fêté son accession au Gouverneme­nt jurassien à la cafèt’.» Et cette histoire de talons? «J’en portais tout le temps et elle me demandait comment je pouvais marcher là-dedans. Vous savez, quand vous ne savez jamais qui vous allez rencontrer, il faut bien présenter!»

«Mme Baume-Schneider? Oh purée, vous me fichez un sacré coup. Je l’ai connue quand elle était cheffe de service…»

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