Le Temps

Le général qui n’a jamais dit non à Kiev

Le nouveau chef des armées, Oleksandr Syrsky, a la réputation d’être un militaire expériment­é, parfois aux méthodes controvers­ées mais surtout beaucoup plus respectueu­x de l’autorité politique que son prédécesse­ur limogé

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA @AlevyLevy

Exit l’artiste intello, place au militaire pur jus partisan de la manière forte. Après plusieurs mois de conflit latent, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé le 8 février s’être séparé de son chef des armées Valeri Zaloujny au profit du commandant de l’armée de terre, Oleksandr Syrsky, qu’il a présenté comme «le général le plus expériment­é» du pays.

On ne verra certaineme­nt pas ce dernier arborer des patchs Baby Yoda sur son treillis, faire des clins d’oeil enjoués à ses subordonné­es et encore moins se fendre de longs articles de stratégie militaire dans la presse occidental­e, comme son iconique prédécesse­ur qui était devenu l’un des personnage­s les plus populaires d’Ukraine. Ascète et peu bavard, le général-colonel Oleksandr Syrsky, apparaît à 58 ans presque comme l’antithèse de Valeri Zaloujny, autant par son caractère que, diront certains, par sa façon de faire la guerre. Mais c’est pourtant sur lui que s’est porté le choix présidenti­el, et ce à un moment particuliè­rement difficile dans la défense du pays, lorsque les troupes russes avancent lentement mais inexorable­ment sur plusieurs fronts et que l’armée ukrainienn­e manque, elle, cruellemen­t de munitions, d’hommes et, parfois, même de motivation. Sera-t-il à la hauteur de la mission?

Plusieurs postes dans le Donbass

L’immense atout d’Oleksandr Syrsky est qu’il tutoie la guerre depuis bientôt plus de dix ans. Nommé général en 2009, il a occupé plusieurs postes de commandeme­nt dans le Donbass, à l’est du pays, à partir de 2014, année considérée par les Ukrainiens comme le début de l’agression russe. En 2015, il est chargé de couvrir avec ses hommes, cinq fois moins nombreux que les troupes pro-russes, le retrait de Debaltseve, un épisode particuliè­rement douloureux pour l’armée ukrainienn­e mais qui lui vaut une médaille pour bravoure militaire. Promu chef de l’armée de terre en 2019, il s’illustre dès les premiers jours de l’invasion militaire

«La formation militaire en Russie me permet de lire dans les pensées de l’ennemi» OLEKSANDR SYRSKY, NOUVEAU CHEF DES ARMÉES UKRAINIEN

à grande échelle du 24 février 2022 en organisant la défense de Kiev. Toujours aux côtés de ses hommes, il dirige personnell­ement bon nombre de ces opérations audacieuse­s qui ont mis en déroute les premières colonnes russes. En septembre 2022, il est l’artisan d’une offensive éclair dans la région de Kharkiv restée dans toutes les mémoires. Profitant de l’effet de surprise, ses hommes (que l’on attendait dans le sud), lancent une série d’attaques victorieus­es libérant une vingtaine de localités en quelques jours et, surtout, montrant une piètre image de l’armée russe, battant honteuseme­nt en retraite.

A en croire Simon Shuster, l’auteur du livre The Showman, consacré aux premiers mois de la guerre vue de Kiev, lors de cette opération, Oleksandr Syrsky fait cavalier seul, contre l’avis de son supérieur, le général Zaloujny, mais ayant obtenu le feu vert de Volodymyr Zelensky. Et c’est à partir de ce moment que la «disgrâce» de Valeri Zaloujny aurait commencé au profit d’un Syrsky dont l’une des qualités serait aussi de ne jamais dire non au président. Le site spécialisé Glavkom, proche des militaires ukrainiens, le décrivait dès janvier 2023 comme le «général préféré de Volodymyr Zelensky», s’attirant à l’époque pas mal de critiques de ceux qui considérai­ent que ce genre de qualificat­ion ne pouvait que diviser le commandeme­nt de l’armée. «Aujourd’hui, les choses rentrent dans l’ordre», peut-on lire sur Glavkom au lendemain de la nomination de Syrsky.

Le «général le plus soviétique» de l’armée

Dans une enquête très fouillée sur les coulisses de sa nomination, le journal en ligne Oukraïnska Pravda présente Oleksandr Syrsky comme un homme qui s’inscrit parfaiteme­nt dans «la verticale du pouvoir» voulue par Volodymyr Zelensky. Là aussi, à l’opposé d’un Zaloujny qui avait, lui, cette mauvaise habitude de ne pas tenir compte de l’avis du chef de l’Etat dans la gestion des affaires militaires. «Il faisait semblant d’écouter, mais au final il n’en faisait qu’à sa tête», affirme même une source au sein de l’appareil présidenti­el. On y apprend aussi qu’à de nombreuses reprises, Zaloujny a ignoré les velléités d’une stratégie militaire plus agressive du président Zelensky, par souci de préserver la vie de ses hommes. Une précaution dont s’affranchit régulièrem­ent son concurrent Syrsky: «Il a quand même la solide réputation d’un homme pour qui la fin justifie les moyens», lit-on aussi dans Oukraïnska Pravda.

Cette ombre, tenace, plane au-dessus du général Syrsky, surtout depuis son acharnemen­t au printemps 2023 à défendre Bakhmout, cet «hachoir à viande» qui a coûté à la vie à bon nombre de soldats ukrainiens face aux mercenaire­s de Wagner. Jeudi, les propagandi­stes russes se sont ainsi réjouis de la nomination d’un militaire qui «envoie ses hommes à l’abattoir», tout en titillant le général sur ses liens avec la Russie. Né dans la région de Vladimir, il a été formé dans une école militaire de Moscou aux côtés de deux généraux russes qu’il combat actuelleme­nt en Ukraine, Alexandre Dvornikov et Sergueï Naev. Tout cela lui vaut le qualificat­if peu glorieux dans l’Ukraine d’aujourd’hui d’être le «général le plus soviétique» de son armée. «Cela me permet de lire dans les pensées de l’ennemi», s’est-il défendu dans une de ses rares interviews au début de la guerre. ■

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