D’une Irlande à l’autre, l’irrésistible ascension du Sinn Féin
L’ancienne aile politique du groupe paramilitaire IRA est désormais au pouvoir à Belfast, et aux portes du pouvoir à Dublin
Les deux femmes sont assises côte à côte, visiblement complices. Veste rose pour la première, violette pour la seconde, chacune un grand sourire aux lèvres, détendues pour une rencontre avec la presse étrangère ce jeudi à Londres. Sur l’ensemble de l’île irlandaise, Michelle O’Neill et Mary Lou McDonald sont sur la pente politique ascendante et elles le savent. L’une est première ministre d’Irlande du Nord depuis samedi. L’autre est depuis 2020 leader de l’opposition en République d’Irlande, de l’autre côté de la frontière, et son parti est en tête des sondages à moins d’un an des élections législatives.
Ensemble, elles forment la nouvelle génération du Sinn Féin, le parti qui a longtemps été l’aile politique du groupe paramilitaire IRA (Armée républicaine irlandaise). Aujourd’hui, sans que plus personne ne leur rie au nez, elles parlent d’organiser un référendum sur l’unification de l’Irlande «d’ici la fin de la décennie».
La nomination officielle de Michelle O’Neill à la tête du gouvernement nord-irlandais a été un moment historique. Pour la première fois depuis sa création en 1922, la province est dirigée par une «républicaine», c’est-à-dire quelqu’un qui souhaite l’unification de l’île. Jusqu’à présent, les «unionistes», qui souhaitent rester au sein du Royaume-Uni, avaient toujours tenu ce poste.
«[Cette nomination] est la preuve impressionnante des changements qui ont lieu, souligne Mary Lou McDonald, la présidente du Sinn Féin. Quelqu’un comme Michelle était censé ne jamais pouvoir devenir première ministre et pourtant, nous y sommes.» «Mes parents et mes grands-parents pensaient qu’ils ne verraient jamais un jour comme celui-là, c’est vraiment historique», renchérit Michelle O’Neill, dont le père était membre de l’IRA.
Cette montée en puissance du Sinn Féin des deux côtés de la frontière est la consécration d’un pari politique mené par l’IRA il y a un quart de siècle. En 1998, après trois décennies de «Troubles», qui avaient fait 3500 morts, les paramilitaires ont choisi de déposer les armes en signant l’accord du Vendredi Saint. Mais jamais l’ambition d’une Irlande unie n’a été abandonnée. Seule la méthode changeait: désormais, l’objectif était d’y parvenir par la politique. L’accord prévoyait d’ailleurs un référendum sur l’unification, sans préciser de date.
De nombreux obstacles
Aujourd’hui, Mary Lou McDonald et Michelle O’Neill estiment qu’il est temps de préparer un tel scrutin. «On entend des gens dire: ça n’arrivera jamais, ce n’est pas réaliste. Mais ils pratiquent la politique de l’autruche. L’accord du Vendredi Saint prévoit un référendum. Il faut maintenant éclaircir la façon dont il se passerait.» «Le gouvernement irlandais doit créer un forum pour discuter de la forme que prendrait [une Irlande unie], de ce que cela signifierait pour l’éducation, l’économie, etc.», ajoute Michelle O’Neill.
Bien sûr, les obstacles à l’organisation d’un référendum restent extrêmement nombreux. Le gouvernement irlandais n’a aucune envie de s’y lancer, et le gouvernement britannique encore moins. En Irlande du Nord, la moitié de la population, soit un million d’habitants, y est farouchement opposée. Enfin, les sondages indiquent une forte opposition de la population à l’unification, oscillant entre 55 et 65%.
«Si on n’écoutait que les gens en faveur du statu quo, est-ce que les femmes auraient le droit de vote? interroge Mary Lou McDonald. Il faut accélérer. Quand quelqu’un aura sifflé le début des débats, la dynamique va changer. Ça me faire rire quand on me dit de ne pas aller trop vite: l’accord du Vendredi Saint date d’il y a 26 ans.»
Le choix de mettre des femmes, relativement jeunes, à la tête du Sinn Féin explique en partie ses succès politiques. Michelle O’Neill a remplacé en 2017 un ancien membre de l’IRA, Martin McGuinness, tandis que Mary Lou McDonald a pris le poste de Gerry Adams, leader historique du Sinn Féin depuis 1983. Si les deux hommes avaient clairement choisi de mettre fin à la violence en 1998, leur histoire restait inextricablement liée aux «Troubles». Les deux femmes, de par leur âge et leur parcours, représentent l’étape suivante. «Je suis de la génération de l’accord du Vendredi-Saint, note Michelle O’Neill, qui avait 21 ans lors de sa signature. Je garde un oeil sur le passé, mais je veux aller de l’avant.»
Au sud, la réinvention du Sinn Féin, également spectaculaire, a suivi un autre chemin. Longtemps, le parti était un repoussoir, à cause de ses liens historiques avec le terrorisme. La crise financière de 2008 et l’écroulement du système bancaire en 2010 lui ont donné sa chance. Le parti au pouvoir de longue date, le Fianna Fail, s’est retrouvé discrédité. L’opposition traditionnelle, le Fine Gael, plutôt de droite, a servi d’alternance, mais les différences idéologiques entre les deux formations sont
«L’accord du Vendredi- Saint prévoit un référendum. Il faut éclaircir la façon dont il se passerait» MARY LOU MCDONALD, PRÉSIDENTE DU SINN FÉIN
très limitées. Le Sinn Féin, en se positionnant résolument à gauche, a servi de défouloir à ceux qui ne supportent plus les inégalités qui se creusent et la crise du logement très aiguë.
Dans ce contexte, faire de Mary Lou McDonald la présidente du parti en 2018 a été un choix inspiré. Cette fière dublinoise n’a pas de liens avec l’IRA. Elle a même commencé sa jeune carrière politique en 1998 au Fianna Fail, avant d’en partir après un an. En 2020, son travail d’opposition, parlant plus de questions sociales que d’unification, a payé: le Sinn Féin a fini premier parti du pays en nombre de voix lors des élections législatives, mais second en nombre de sièges. Les deux partis de pouvoir, Fianna Fail et Fine Gael, ont dû mettre en place une coalition, laissant le champ libre au Sinn Féin dans l’opposition.
Son arrivée au pouvoir lors des prochaines élections législatives, attendues probablement à l’automne, demeure très incertaine. Même si le Sinn Féin obtient le plus grand nombre de voix, il peinera à trouver un partenaire pour monter une coalition. Aucun autre parti ne veut tisser d’alliance, l’histoire sanglante des Troubles restant trop proche. Reste qu’un tel scénario, avec le Sinn Féin incontournable dans le jeu politique en République d’Irlande, et à la tête d’un gouvernement au nord, aurait paru invraisemblable il y a un quart de siècle. La même chose peut-elle se produire pour l’unification? ■