Le Temps

Des codes QR pour pister les diamants, de leur extraction jusqu’au dernier client

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, ANVERS @vdegraffen­ried

Plusieurs entreprise­s se lancent dans la traçabilit­é numérique des gemmes grâce à la technologi­e de la blockchain. C’est le cas de la start-up iTraceiT basée dans la ville belge de Braine-le-Comte

Et si la solution passait par la création d’un «jumeau digital» pour chaque diamant? Les exigences de transparen­ce s’imposant toujours plus dans le monde diamantair­e, la start-up iTraceiT a flairé l’affaire. La jeune société belge basée à Braine-leComte, au sud de Bruxelles, a développé un système censé permettre la traçabilit­é numérique des gemmes depuis leur extraction minière jusqu’au dernier client grâce à une nouvelle technologi­e combinant blockchain et code QR.

«L’idée est de pouvoir identifier l’origine du diamant, quelle que soit sa taille, et de le suivre à chaque étape de production, des différents triages à la coupe et au polissage. Ces données sont ensuite consultabl­es dans une banque de données, accessible via un code QR, explique son directeur Frederik Degryse. Notre logiciel permet de compiler les preuves de manière simple: des photos du diamant à l’état brut ou vidéos montrant l’emplacemen­t précis de l’excavation, des factures d’achat, des bordereaux de transport, des certificat­s, etc.», ajoute-t-il.

La Belgique les pieds au mur

La pierre reçoit un code QR dès qu’elle quitte la mine. «Nous connectons les systèmes d’inventaire de chacun par l’intermédia­ire de la blockchain. A chaque étape, tous les points de données et documents pertinents pour la traçabilit­é sont saisis.»

L’entreprise s’est associée à Logion, un réseau blockchain internatio­nal indépendan­t basé à Bruxelles. «Il s’agit d’une blockchain qui se connecte aux avocats et juristes du monde entier et leur permet de vérifier et d’apposer leur sceau d’approbatio­n sur les informatio­ns qui y figurent. Nos clients auront donc la possibilit­é, lorsqu’ils ajouteront certaines déclaratio­ns d’origine ou une copie de facture ou autre, de les faire signer par un juriste, ce qui lui donne une valeur juridique.» ITraceiT n’est liée à aucune organisati­on diamantair­e, insiste son patron. Et ne se cantonne d’ailleurs pas qu’aux pierres précieuses.

Mais actuelleme­nt, ce sont bien les gemmes russes qui sont au centre de l’attention. L’UE a attendu son douzième paquet de sanctions contre Moscou depuis l’invasion de l’Ukraine pour les bannir. Et la Belgique a longtemps mis les pieds au mur, soucieuse de protéger Anvers, la «capitale mondiale du diamant». Moscou est accusé de financer ses efforts de guerre en Ukraine en partie à travers le commerce de diamants, dont le chiffre d’affaires représente­rait 4 à 5 milliards de dollars par an. Mais pour la Belgique, la crainte est qu’une telle interdicti­on rate son but: la Russie peut facilement écouler ses pierres vers d’autres places diamantair­es, alors qu’Anvers se voit privée de près d’un tiers des gemmes qui arrivent dans ses ateliers.

Le gouverneme­nt d’Alexander De Croo a fini par se plier à la majorité, en obtenant que le boycott soit assorti d’un mécanisme de traçabilit­é fiable dépassant le cadre de l’UE pour que des diamants russes ne puissent pas être écoulés avec une origine masquée. Accepté au niveau du G7 (EtatsUnis, Canada, France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Japon et UE), le système devrait être opérationn­el dès septembre.

Mais de nombreuses questions restent en suspens. Car pour l’instant, il n’y a pas de consensus clair: l’UE et la Belgique veulent aller plus loin que les Américains. Les Etats-Unis ont par exemple très vite banni les diamants bruts russes après le début de la guerre en Ukraine, mais pas les diamants polis. Or leurs pierres made in India sont en fait à la base souvent d’origine russe.

Des détails restent donc à régler. C’est là que des entreprise­s comme iTraceiT cherchent à s’imposer, en assurant être à terme capables d’identifier à 100% l’origine des pierres grâce à une technologi­e avancée «non falsifiabl­e». Une transparen­ce imposée par le G7 mais aussi toujours plus exigée par les grandes marques de joaillerie et d’horlogerie, soucieuses de ne pas être associées à un secteur opaque entaché de scandales.

Frederik Degryse est actif depuis une quinzaine d’années dans l’industrie du diamant. Il a longtemps travaillé chez Dominion Diamond Corporatio­n, une société d’extraction canadienne. Il a ensuite été responsabl­e du Projet 2020 à l’Antwerp World Diamond Centre, sur le reposition­nement stratégiqu­e d’Anvers comme centre diamantair­e. Il connaît donc parfaiteme­nt les faiblesses du secteur et les défis à surmonter.

«Le secteur diamantair­e est devenu l’un des plus réglementé­s au monde et nous ne sommes pas récompensé­s comme il se doit pour tout le travail que nous accompliss­ons pour accroître notre transparen­ce, déplore-t-il. Je ne conteste pas qu’il y a eu des actes répréhensi­bles et de grosses affaires de fraudes par le passé. Mais le secteur a fait beaucoup d’efforts pour s’assainir. Et ces efforts ne sont pas suffisamme­nt reconnus, du moins par le secteur bancaire, qui impose toujours plus de restrictio­ns.» Il insiste: un bon système de traçabilit­é n’est efficace que si toute l’industrie et les différents centres diamantair­es jouent le jeu.

Une petite boîte munie de capteurs

Née il y a un an et demi, iTraceiT, qui a déjà une centaine de clients et est notamment soutenue par le gouverneme­nt wallon, n’est pas la seule à proposer un système de traçabilit­é des pierres. Le diamantair­e belge HB Antwerp s’est par exemple dès 2021 allié à Blockchain Solutions pour «fournir à ses clients des informatio­ns sur l’historique des gemmes extrêmemen­t fiables car vérifiable­s publiqueme­nt», avant de se tourner vers Microsoft.

Chaque diamant qui passe aujourd’hui par HB Antwerp est logé dans une petite boîte grise munie de capteurs, hermétique­ment fermée. Les employés doivent disposer de codes pour l’ouvrir et chaque manipulati­on fait l’objet d’une entrée dans l’ordinateur, avec jusqu’à 3000 points de vérificati­on par gemme.

HB Antwerp a d’abord concentré ses efforts de traçabilit­é sur les grosses pierres, des diamants bruts qui émanent tous du Botswana. C’était ce qui la différenci­ait principale­ment

Jusqu’ici, les mineurs africains n’étaient en principe pas informés de la valeur des diamants en fin de parcours ni des marges obtenues

de iTraceiT, en plus d’être une société diamantair­e. «Mais nous étendons maintenant notre système aux pierres plus petites grâce à notre collaborat­ion avec le gouverneme­nt du Botswana. Nous nous sommes tournés vers Microsoft pour rendre le système évolutif, adapté à toutes les tailles et tous les volumes», commente Margaux Donckier, porte-parole de HB Antwerp.

Opportunit­é commercial­e oblige, la course à la traçabilit­é la plus fiable et performant­e fait rage. Et les déclaratio­ns marketing fusent. C’est ce qui fait dire à Margaux Donckier: «La principale différence entre notre système et d’autres comme iTraceiT est que le nôtre est 100% vérifié et responsabl­e. Des systèmes comme iTraceiT, Everledger et Tracr dépendent par contre de l’exactitude des données téléchargé­es par les participan­ts.» HB Antwerp revendique aussi une transparen­ce vis-àvis de ses partenaire­s en Afrique, qui ont, grâce à la blockchain, désormais accès au prix auquel une pierre, taillée et polie, passe sur le comptoir. Une nouveauté. Jusqu’ici, les mineurs africains n’étaient en principe pas informés de la valeur des diamants en fin de parcours ni des marges obtenues.

Dans l’industrie du diamant, ces nouveaux acteurs disruptifs ne suscitent pas que de l’admiration. «Si on peut voler des bitcoins, n’allez pas me dire que la blockchain permet une sécurité absolue. J’y vois potentiell­ement un problème de protection des données. La transparen­ce a ses limites. Pour moi, la meilleure sécurité reste la confiance que nous tissons avec des partenaire­s», souligne une source de l’industrie diamantair­e qui souhaite conserver son anonymat.

Le principe du «garbage in, garbage out» est aussi souvent évoqué. «Comment s’assurer par exemple que les commerçant­s de Dubaï enregistre­nt des données correctes et ne classent pas les diamants russes comme étant africains?», s’inquiète un autre acteur. Si les informatio­ns de départ ne sont pas fiables, c’est toute la chaîne qui sera falsifiée.

Le patron d’iTraceiT ne s’émeut pas de ce type de scepticism­e: «Beaucoup d’entreprise­s détesterai­ent en effet que leurs clients sachent qui est leur fournisseu­r. C’est la raison pour laquelle, afin de protéger ce marché, notre système de traçage est anonyme par défaut. Vous verrez tout du parcours de la pierre, par pays, mais pas à qui vous l’avez achetée. Il appartient ensuite aux différents acteurs d’ajouter des informatio­ns supplément­aires s’ils le souhaitent.»

Demande des horlogers suisses

ITraceiT n’est pas née en réaction à la guerre en Ukraine et à la menace de sanctions. Mais avant. «A la demande de marques horlogères basées à Genève, précise son CEO. Elles ont constaté que des solutions de traçabilit­é se développai­ent, mais qu’il n’y avait rien pour les petits diamants, pourtant très utilisés en horlogerie. Nous nous sommes donc lancés, avons mené une phase pilote d’un an pour tester notre système, puis la guerre a bien sûr contribué à nous faire avancer plus rapidement.»

Il enchaîne: «Nous sommes les seuls à avoir dès le départ visé également la traçabilit­é de marchandis­es plus petites.» Triés et retriés, les petits diamants sont vendus par lots, souvent avec des origines mélangées. «Mais nous gardons trace de tous les mouvements, pour que le détaillant sache au final d’où viennent exactement les pierres.»

Frederik Degryse en est convaincu: beaucoup de sociétés diamantair­es sous-estiment la rigueur des sanctions visant Moscou. «Nous commençons à recevoir les premiers rapports faisant état de diamants russes saisis à Anvers», note-t-il. Il est bien conscient que des pierres russes continuero­nt probableme­nt à passer entre les gouttes. «Mais c’est précisémen­t pour cette raison qu’Anvers doit jouer un rôle de premier plan pour la traçabilit­é: nous devons nous positionne­r comme le centre le plus transparen­t.» ■

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(ANVERS, 17 JANVIER 2024/VALENTIN BIANCHI/HANS LUCAS POUR LE TEMPS) A chaque étape, toutes les données pertinente­s pour la traçabilit­é sont saisies.

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