Le Temps

«Le libertaria­nisme est le fruit d’un mariage improbable»

Le chercheur français a fait de cette philosophi­e politique ses champs d’expertise et lui a consacré plusieurs ouvrages. Il revient sur son histoire et ses divisions, alors qu’elle refait surface dans le sillage d’Elon Musk comme de Javier Milei

- X PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLIA HÉRON @celiaheron

Quatre des cinq chiens du nouveau président argentin Javier Milei ont été nommés en hommage à des penseurs libertarie­ns. Robert et Lucas, pour Robert Lucas, Prix Nobel d’économie et chantre libéral; Milton, pour Milton Friedman, ardent défenseur du libéralism­e et lui aussi Nobel; et Murray, pour Murray Rothbard, théoricien de l’anarcho-capitalism­e. Dans le sillage de l’élection de l’anarcho-capitalist­e autoprocla­mé, comme dans celui des débats liés à l’intelligen­ce artificiel­le dans la Silicon Valley, la pensée libertarie­nne refait surface.

Maître de conférence­s en science politique à l’Université Rennes-I et chercheur à l’Institut du droit public et de la science politique, Sébastien Caré en a fait son champ d’expertise. Il a notamment publié La Pensée libertarie­nne. Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale (PUF). Il éclaire les fondements de ce courant politique et souligne ses divisions.

Comment définir le libertaria­nisme? Il s’agit d’une forme radicale et utopique du libéralism­e, qui projette la logique du marché sur tous les aspects de la vie sociale. Il se présente ainsi comme un positionne­ment politique qui articule trois principes: la défense des libertés économique­s, qui passe par la déréglemen­tation du marché et le démantèlem­ent de l’Etat-providence; la défense des libertés individuel­les par exemple la dépénalisa­tion des drogues, la protection de la liberté d’expression, etc.; et enfin, une position isolationn­iste en matière de politique étrangère, soit la volonté de se désengager des affaires internatio­nales. Tous les libertarie­ns plaident ainsi pour un retrait significat­if de l’autorité publique, chacun devant être laissé libre de faire ce qui lui chante pourvu qu’il ne nuise à personne.

Comment est-ce que la pensée libertarie­nne est née? On peut répondre de deux manières à cette question. La première consiste à dire qu’elle a toujours existé aux Etats-Unis, dès la période coloniale, puis dans certaines idées des pères fondateurs américains, ainsi que durant l’entre-deux-guerres avec la pensée de l’autoprocla­mée «Old Right» isolationn­iste. Il y a donc toujours eu plusieurs formes d’anti-étatisme qui se sont exprimées aux EtatsUnis, que le libertaria­nisme se contente de fédérer.

Si on considère sa forme contempora­ine, elle apparaît au milieu des années 1960 aux Etats-Unis. C’est le fruit d’un mariage assez improbable entre les deux extrémités du spectre politique, la droite libérale qui restait attachée aux idées de la «Old Right», et la gauche radicale et libertaire participan­t de la contre-culture américaine.

Si on se concentre sur cette dimension contempora­ine, quelles seraient les grandes figures autour desquelles le libertaria­nisme s’est structuré? Il y en a plusieurs: la première, et ce n’est pas la plus connue, est Murray Rothbard. C’est lui qui va vraiment orchestrer ce rapprochem­ent entre les militants de gauche et de droite, et dessiner les contours de ce que sera la doctrine libertarie­nne. Il va lui-même très loin puisqu’il défend une position anarcho-capitalist­e, et donc une privatisat­ion totale de la justice, de la police, des phares, de la Lune, et même des enfants…

… Des enfants? Oui, pour lui, l’adoption par exemple doit être un marché libre et les enfants considérés comme la propriété de leur géniteur. La deuxième grande figure, même si elle ne se dit pas explicitem­ent libertarie­nne, n’en est pas moins cruciale pour le mouvement: c’est l’écrivaine Ayn Rand. Elle rejetait le terme «libertarie­ns» parce qu’elle estimait qu’il était prématuré de créer un mouvement politique: il fallait gagner l’opinion avant les urnes. Ses romans sont extrêmemen­t connus aux Etats-Unis et aujourd’hui encore, on entre souvent dans le libertaria­nisme à la lecture de cette autrice. Une étude de la Bibliothèq­ue du Congrès avait relevé en 1991 que La Grève, publié en 1957, était le livre le plus influent juste après la Bible pour les Américains. L’intérêt pour son travail n’est donc pas nouveau. Une troisième figure est le philosophe d’Harvard Robert Nozick. Avec son livre Anarchie, Etat et utopie, il a donné une «respectabi­lité» académique à la pensée libertarie­nne.

Quels sont les symboles qui incarnent le mouvement dans les années 1960? Le plus connu est un étendard jaune, un drapeau nommé «Gadsden Flag» avec un serpent et l’inscriptio­n: «Don’t Tread on Me» («ne me marche pas dessus»). On a également le slogan «End the Fed», soit la fin de la banque fédérale américaine, que reprend à son compte Javier Milei.

Comment est-ce que ce mouvement s’est progressiv­ement structuré en parti politique, si tel est le cas? On voit, à la fin des années 1960, s’opérer une rupture avec les conservate­urs sur la question de politique étrangère: les libertarie­ns rejetèrent l’idée d’un messianism­e impérialis­te. Ils rejoignire­nt le cortège pacifiste et contestata­ire de la gauche radicale et quittèrent avec fracas le mouvement conservate­ur. Leur coalition avec la gauche, quoique de courte durée, leur offrit de se doter, dans les années 1970, de leurs propres institutio­ns et de leur propre parti politique, le Libertaria­n Party créé en 1971. Il existe encore aujourd’hui et est considéré comme le troisième parti aux Etats-Unis. Dans les années 1970, les libertarie­ns se dotent de leurs premiers think tanks, avec notamment le Cato Institute, créé en 1977. Il est encore aujourd’hui très influent. Mais au début des années 1980, une nouvelle division voit le jour entre les plus modérés et les plus radicaux, pour le dire vite, et une implosion du mouvement en découle. L’éparpillem­ent qui en a résulté, en permettant de diversifie­r les stratégies d’interventi­on, a paradoxale­ment profité à la diffusion de la doctrine. Les libertarie­ns ont pu par exemple intégrer d’autres partis politiques, notamment le Parti républicai­n.

Comment réduire l’Etat à son action minimale quand on en fait partie? Les libertarie­ns qui entrent dans l’arène politique peuvent effectivem­ent être vus comme des kamikazes: il s’agit bien pour eux de briguer un pouvoir qu’ils voudraient affaiblir. Mais il y a une autre ambition dans la stratégie d’«entrisme» au sein des autres partis, théorisée par Rothbard, comme une manière de faire avancer l’agenda libertarie­n. Créer des coalitions pour s’associer avec les conservate­urs et faire baisser les impôts par exemple, puis s’associer avec les libéraux pour faire avancer la cause des libertés individuel­les. Il ajoute que cette stratégie d’entrisme ou d’associatio­n est aussi une manière de convertir ceux avec qui on s’associe aux idées libertarie­nnes en leur montrant qu’elles sont les plus cohérentes, en montrant par exemple aux conservate­urs qu’on ne peut pas défendre les libertés économique­s sans en même temps défendre la liberté individuel­le.

«Dans les faits, parce que les questions économique­s prédominen­t, les libertarie­ns se sont souvent alliés à la droite»

Y aurait-il un libertaris­me de gauche et un libertaris­me de droite? Une manière assez paresseuse de définir ce qu’est un libertarie­n consiste à dire qu’il est fiscalemen­t conservate­ur et socialemen­t progressis­te. Les libertarie­ns ont toujours revendiqué de transcende­r le clivage politique, souvent ils ne se disent ni de droite ni de gauche mais «d’extrême centre». Néanmoins dans les faits, parce que les questions économique­s prédominen­t, ils se sont souvent alliés à la droite.

Quelles sont les principale­s sensibilit­és de ce mouvement actuelleme­nt? Je dirais qu’il y a trois grandes tendances – les preppies, les hippies et les rednecks. Les preppies sont les libertarie­ns bourgeois qui se sont bien acclimatés à l’establishm­ent de Washington, très intégrés, plutôt modérés et gradualist­es, globalemen­t respectés. Les hippies sont les libertarie­ns qui eux privilégie­nt la défense des libertés individuel­les, souvent venus de la gauche. Et qui, souvent aussi, s’adonnent aux pratiques qu’ils souhaitent voir autorisées. Enfin il y a les rednecks, plutôt conservate­urs qui se disent aussi paléo-libertarie­ns, de sensibilit­é très conservatr­ice, fervents croyants et pratiquant­s, catholique­s ou protestant­s, plutôt isolationn­istes, ce sont aussi les plus radicaux.

Voit-on actuelleme­nt un regain d’intérêt lié aux idées libertarie­nnes? Peut-être que la pandémie, et plus exactement le confinemen­t, a joué. Là encore, la nuance est de mise, parce que les mesures sanitaires ont fait débat au sein des libertarie­ns. Certes, l’obligation vaccinale a été vue comme une intrusion de l’Etat pour certains, mais d’autres y ont vu des mesures justifiées

puisque la transmissi­on d’un virus peut être considérée comme une agression d’autrui… Mais je ne suis pas certain que les idées libertarie­nnes aient gagné en popularité. En revanche, ce que l’on peut constater, c’est que la polarisati­on croissante que l’on observe depuis plus de dix ans aux Etats-Unis a eu des effets sur la configurat­ion du mouvement libertarie­n. Cette évolution l’a peut-être rendu plus visible. Lorsque j’effectuais mon travail de terrain au milieu des années 2000, les plus modérés venaient de prendre le contrôle du Parti libertarie­n. Au printemps dernier, les libertarie­ns les plus radicaux, qui sont aussi les plus conservate­urs, ont remporté la convention du Parti.

Comment cela se traduit-il politiquem­ent? Certains libertarie­ns ont par exemple soutenu Trump – pourtant considéré comme étant un candidat anti-libertarie­n, trop autoritair­e, trop protection­niste et trop dépensier. Mais ses positions isolationn­istes et sa volonté de faire baisser les impôts ont séduit une partie d’entre eux. Certains libertarie­ns se sont également ralliés à Bolsonaro au Brésil.

Quid de Javier Milei en Argentine? C’est un peu différent en ce qui le concerne. Lui se dit paléo-libertarie­n, et parfois même anarcho-capitalist­e. Milei connaît par coeur la pensée de Rothbard, dont il se réclame ouvertemen­t. La coalition d’extrême droite qui l’a porté au pouvoir n’est pas inédite. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est qu’elle est ici tractée par un libertarie­n. Et il faut bien distinguer Milei de Bolsonoro et de Trump. C’est d’abord un économiste, et non un militaire ou un entreprene­ur. C’est donc un doctrinair­e qui porte une idéologie très clairement identifiab­le. Et cette idéologie ne recoupe pas tout à fait celle qui a animé Trump et Bolsonaro. Elle est, en un sens, nationalis­te, dans la mesure où Milei critique souvent les accords de libre-échange qui participen­t de ce que Rothbard appelait un «commerce bureaucrat­ique encadré». Mais ce nationalis­me n’est pas protection­niste: Milei prône l’abolition des droits de douane, et se dit favorable à une émigration économique qui ne serait pas subvention­née. Sur le plan sociétal il défend par ailleurs très explicitem­ent la cause LGBTQ+ parce qu’il estime que chacun fait bien ce qu’il, elle, iel veut de son corps et de son identité de genre. Mais pas l’avortement? Cette question divise. Rothbard, par exemple, défendait âprement l’avortement, en invoquant un droit de la mère à disposer de son corps. Mais beaucoup de libertarie­ns, même parmi les disciples de Rothbard, y voient une agression à l’égard du foetus. La position anti-avortement de Milei est peut-être minoritair­e chez les libertarie­ns, mais elle n’est pas totalement inédite.

Voit-on émerger une nouvelle frange de libertarie­ns dans le sillage d’Elon Musk? Je ne sais pas si l’on peut considérer que Musk est un libertarie­n, même s’il l’affirme parfois: il l’est peut-être quand ça l’arrange, mais il sait aussi profiter de l’aide du gouverneme­nt. Lorsqu’il rachète Twitter et qu’il prétend ainsi sauver la liberté d’expression, son argument ne tient pas la route: le premier amendement aux Etats-Unis dit clairement que c’est le Congrès, qui ne peut voter aucune loi, qui irait à l’encontre de la liberté d’expression. Une institutio­n privée comme Twitter ou comme Facebook a néanmoins, elle, parfaiteme­nt le droit de modérer les discours.

Pourquoi certaines figures de la Silicon Valley s’en revendique­nt-elles? Historique­ment, il y a un lien très fort entre la tech de la Silicon Valley et le mouvement libertarie­n, participan­t dès les années 1990 de ce qu’on a appelé une «idéologie californie­nne», qui aurait réconcilié l’esprit bohème des hippies avec le zèle entreprene­urial des yuppies. Le mouvement libertarie­n a toujours été bien implanté sur la côte Ouest. Et il y a des affinités électives entre la pensée libertarie­nne et tous les courants cyberpunk, transhuman­iste et techno-optimiste qui s’y sont développés.

L’émergence de l’intelligen­ce artificiel­le dans la Silicon Valley rebat-elle les cartes des discours sur le libertaria­nisme? C’est une question délicate, qui illustre plus généraleme­nt les rapports paradoxaux entre le transhuman­isme et le libertaria­nisme. D’un côté, rien dans la pensée libertarie­nne ne permet de condamner le développem­ent de l’IA. On peut même considérer qu’elle l’encourage en créant, par la concurrenc­e exacerbée qu’elle appelle, des besoins que l’IA viendrait satisfaire en offrant aux individus les moyens d’être toujours plus compétitif­s. Mais d’un autre côté, on peut aussi considérer que l’IA, et plus généraleme­nt la réalisatio­n du transhuman­isme avec l’avènement du post-humain, consacrera­it l’obsolescen­ce d’une théorie libertarie­nne originelle­ment destinée à des êtres très imparfaits, qu’il faut protéger les uns des autres. Certains libertarie­ns estiment qu’elle pourrait même, en dissolvant toute individual­ité, faire ressurgir le spectre du totalitari­sme.

Comment vont les libertarie­ns européens? L’influence des libertarie­ns reste faible en Europe. Il y a eu des tentatives de création de partis libertarie­ns un peu partout, au Royaume-Uni, en République tchèque, en Pologne, en Belgique et même en France. L’alliance internatio­nale qui les fédère se trouve en Suisse, et rassemble aujourd’hui une vingtaine de membres, dont le Parti libertarie­n américain.

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 ?? (THIERRY PASQUET/ SIGNATURES POUR LE TEMPS ) ?? Sébastien Caré: «Le libertaria­nisme a toujours existé aux Etats-Unis, mais en Europe, son influence reste faible.»
(THIERRY PASQUET/ SIGNATURES POUR LE TEMPS ) Sébastien Caré: «Le libertaria­nisme a toujours existé aux Etats-Unis, mais en Europe, son influence reste faible.»
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(WIKIMEDIA COMMONS) Murray Rothbard, théoricien de l’anarcho-capitalism­e. Il a contribué à rapprocher militants de gauche et de droite.
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(OSCAR WHITE/CORBIS/VCG VIA GETTY IMAGES) L’écrivaine Ayn Rand, toujours très lue par les libertarie­ns aujourd’hui.
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(IMAGO) Robert Nozick, qui a donné une «respectabi­lité» académique à la pensée libertarie­nne.

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