Produire plus pour être rentable
Leclanché, le fabricant de batteries basé à Yverdon, tente depuis des années de se démarquer dans le stockage d’électricité. Sans soutien de l’Etat, dans un secteur pourtant clé, et grassement subventionné, de la transition énergétique
Zone industrielle d'Y-Parc, à Yverdon, le 1er février 2024. Dans l'usine de Leclanché, il y a très peu de bruit sinon celui de la mécanique d'une ligne de production principale, largement automatisée. Un circuit doté de robots et de caméras assemble des batteries. Leurs pièces centrales – des cellules – sont livrées depuis un autre site du groupe en Allemagne, près de Strasbourg. Rectangulaires et grises, elles ressemblent à des iPad. Ces concentrés de lithium, cobalt, nickel, cuivre, zinc, aluminium, manganèse et autre sont des rouages clés de l'électrification de la société et du stockage de l'énergie qui doit l'accompagner.
Sur la ligne, les cellules sont plastifiées, ce qui augmente leur résistance électrique, puis mises dans des cadres qui leur permettent notamment d'être empilées comme des Lego. Elles sont ensuite compressées et dotées d'un équipement électronique de gestion. Une pile de cellules – elle en comporte ici une trentaine, un chiffre qui varie selon les besoins – forme ce qu'on appelle un module. Ces derniers sont ensuite assemblés dans des «pacs» ou des strings – des caisses de batteries qui sont fournies aux clients. Ceux de Leclanché sont surtout des constructeurs de trains et de bateaux.
Le paradoxe de l’entreprise
«Nos batteries tolèrent une charge et une décharge très puissantes. Elles ont une durée de vie 5 à 7 fois supérieure à celles qu'utilise Tesla», affirme Stéphane Dobler, le responsable des opérations industrielles de Leclanché qui nous fait visiter les lieux.
La production de Leclanché fait quasiment l'unanimité dans un contexte où la demande explose et la firme vaudoise dit crouler sous les commandes. C'est là tout le paradoxe car l'entreprise, cotée à la bourse suisse, ne cesse de publier des pertes depuis plus d'une décennie. Ses difficultés illustrent en réalité la complexité d'un marché fait de promesses souvent non tenues, chez Leclanché comme ailleurs, et pose la question des subventions. Elles sont de plus en plus importantes aux Etats-Unis, en Europe et en Chine, là où en Suisse, c'est le désert.
Leclanché symbolise-t-elle une occasion manquée pour la Suisse? Le pays aurait pu exploiter son savoir-faire, celui de ses écoles et son énergie largement renouvelable pour créer des «gigafactories» de batteries, comme en Scandinavie, en Allemagne ou au nord de la France. Qu'ont donc ces pays que la Suisse n'a pas?
Remontons le temps. Au début des années 1980, Leclanché emploie 800 personnes et elle se spécialise dans les piles alcalines. C'est sans doute l'âge d'or de cette entreprise qui a vu le jour en 1909, mais le vent commence à tourner. La Confédération, une cliente importante, retire une série de commandes et la concurrence asiatique se profile. Dans les années qui suivent, Leclanché taille drastiquement dans ses effectifs, comme de nombreuses entreprises du secteur dans la région ou en Europe. En 2000, elle ne recense plus que 250 salariés.
Le groupe réagit en tournant la page des piles alcalines et opte pour des modèles de batteries qui lui semblent plus adaptés aux temps nouveaux, à lithiumion. Mais il lui faudra une quinzaine d'années pour fixer la stratégie qui est la sienne aujourd'hui. Après moult tentatives dans de nombreux types d'accumulateurs, la direction actuelle choisit de se concentrer sur ce que l'entreprise fait de mieux: des batteries de grande taille destinées aux bateaux et aux trains. La division d'«e-mobility», dirigée par Phil Broad, est celle qui pèse le plus au sein du groupe dirigé par un employé de longue date, Pierre Blanc.
Leclanché propose aussi des «solutions stationnaires» dans la gestion des énergies intermittentes et dans des applications spécialisées, militaires notamment. Le groupe emploie aujourd'hui 360 personnes, surtout en Suisse et en Allemagne, mais aussi dans des pays scandinaves, aux Etats-Unis et en France.
«Nous sortons des phases de démonstration technique puis industrielle, qui sont toujours associées à des pertes. Maintenant, il nous faut mettre l'outil de production à l'échelle et grandir», indique Pierre Blanc, rencontré sur place en compagnie de Phil Broad. «Nous avons les commandes, il nous faut maintenant nous doter des moyens pour y répondre», dit-il. Le calendrier est serré, concède-t-il, car les clients, qui veulent en général rapidement mener à bien leur transition énergétique, seront tentés d'aller voir ailleurs si Leclanché ne peut pas leur livrer la marchandise.
Le groupe dit espérer pouvoir annoncer un nouveau financement ce semestre afin d'augmenter sa force de frappe. Moins de 400 000 cellules ont été fabriquées en 2023, un chiffre que Leclanché veut porter à 3,5 millions en 2026 puis à 14 millions en 2029. De nouvelles lignes en Allemagne doivent lui permettre de multiplier par 20 ses capacités et mieux exploiter son site à Yverdon.
Pierre Blanc ne précise pas quand Leclanché pourrait à nouveau être rentable (la dernière fois, c'était en 2013; en 2022, le groupe a affiché une perte nette de 85 millions de francs). Il dit avoir appris des erreurs de communication de l'entreprise ces dernières années quand la direction précédente promettait sans cesse un retour imminent, mais en fait inenvisageable, dans les chiffres noirs. La nouvelle équipe dirigeante est par contre sans équivoque sur la qualité de ses produits et ses relations avec des clients potentiels.
«Un train Bombardier a une durée de vie de trente-deux ans. Durant ce laps de temps, il faut changer deux fois nos batteries, contre 3 ou 4 fois pour des modèles ordinaires», assure Phil Broad. «Nous sommes en contact avec les deux tiers des grands fabricants de trains et de bateaux, en dehors de la Chine», affirmet-il. Le marché est important: en Allemagne, la moitié des trains tournent encore au diesel, un chiffre qui flirte avec les 100% en Amérique du Nord. Sur les mers, tout reste aussi à faire.
Régulations demandées
Leclanché figure parmi les rares entreprises à vouloir plus de régulations et à saluer celles qui arrivent, car elles mettent en évidence ses atouts. L'Europe veut interdire les PFAS? Ça tombe bien, la société serait la seule sur le continent à produire des batteries sans utiliser ces substances fluorées et néfastes grâce à une technologie de production à base d'eau. Bruxelles va interdire l'utilisation de moteur thermique dans les ports et taxer les émissions grises, autant de mesures saluées à Yverdon, où l'on assure utiliser une électricité plus propre que celle de la concurrence.
Et les subventions? Les secteurs clés de la transition énergétique, souvent jugés stratégiques, bénéficient de longue date de généreux soutiens en Chine, mais désormais aussi aux Etats-Unis et bientôt en Europe. L'industrie photovoltaïque a encore demandé à l'UE en janvier de prendre des mesures pour éviter que les entreprises locales ne ferment leurs portes sous la pression des prix des importations chinoises.
«Il y a beaucoup de subventions en Europe dans le secteur des batteries, mais elles vont aux grands groupes. Il faut d'abord nous financer nous-mêmes et grandir pour espérer en obtenir nous aussi», estime Pierre Blanc sans vouloir commenter davantage la quasi-absence de soutien étatique en Suisse.
Les politiques que nous avons sondés disent que le sujet est à peine abordé à Berne, mais les choses pourraient changer.
«A part pour ses start-up, la Suisse est très peu interventionniste. Or nous entrons dans un monde géopolitique dans lequel cette vision montre ses limites. Nous sommes dans une logique de marché, là où la Chine, les Etats-Unis, et désormais l'Europe sont dans une logique de pouvoir et nous péchons par naïveté», estime Roger Nordmann, député au Conseil national (PS/ VD). «La Suisse est, cela dit, trop petite pour avoir sa propre politique industrielle. Elle doit collaborer avec l'Europe pour au moins garder les entreprises qu'elle a déjà.» Parmi les autres désavantages de la Suisse, le parlementaire cite le coût de la vie, notamment ceux de l'énergie et du sol, qui sont moindres dans les pays scandinaves.
«Si des soutiens étatiques à l'étranger engendrent une concurrence déloyale qui met en péril la production d'une entreprise locale, la question d'une aide étatique mérite d'être posée, mais ce serait difficile à mettre
«Nous avons les commandes, il nous faut maintenant nous doter des moyens pour y répondre» PIERRE BLANC, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LECLANCHÉ
en oeuvre», rétorque Jacques Bourgeois, un ancien député au Conseil national (PLR/FR) spécialisé sur les questions énergétiques. «Mais quel secteur et qui soutenir? Où mettre la priorité? La Suisse doit plutôt renforcer ce qu'elle fait déjà bien: son soutien à la recherche, à l'innovation et aux start-up. Ensuite c'est au marché de décider.»
«Difficile de régater»
Leclanché a beau être cotée, il est quasi impossible de trouver un analyste qui suive son action. Jérôme Schupp, responsable de la recherche chez Prime Partners, figure parmi ceux qui s'y intéressaient jadis. «On ne peut pas recommander une valeur si sa capitalisation et son flottant, les actions disponibles à l'échange, sont trop bas. Dans le flottant de Leclanché, en moyenne 33 000 francs d'actions se sont échangées par jour en 2023, c'est ridicule. Deux personnes ordinaires peuvent à elles seules influencer son cours», explique le financier.
«L'industrie des batteries, qui pendant longtemps a peu évolué, s'est dotée en quelques années de moyens considérables, notamment dans la R & D. Des batteries nouvelles arrivent non pas demain mais aujourd'hui. Même dans un marché de niche, c'est difficile de régater avec les petits moyens de Leclanché», estime Jérôme Schupp.
A Yverdon, le groupe continue de peaufiner ses batteries. Il cherche notamment à réduire leur teneur en cobalt, un métal volatil et extrait dans des conditions critiquées. Ses premiers accumulateurs contenaient un tiers de cet élément, une part qui a été réduite à un cinquième. «Elle devrait encore baisser. Nous avons validé une technologie avec 5% de cobalt», conclut Pierre Blanc.
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