Le Temps

Robert Badinter, l’hommage d’Anne Sinclair

La journalist­e et amie intime du couple Badinter se souvient de celui qui fut un homme «magnétique» au tribunal mais aussi l’auteur d’un livret d’opéra et de pièces de théâtre

- ANNE SINCLAIR

Robert est mort et j’ai infiniment de chagrin. J’ai du mal à écrire cette phrase. La mort l’a rattrapé, qui fut justement son combat, ici en France pour la supprimer et se faire l’avocat, partout dans le monde, de son abolition. J’ai connu Robert quelques années après le procès de Bontems et Buffet, celui dont il parlera dans l’Exécution, et qui lui fit prendre en horreur le fait de «couper un homme en deux».

J’avais voulu le voir plaider une dernière fois alors qu’il allait devenir ministre de la Justice en 1981 et porter à l’Assemblée ce texte emblématiq­ue qui avait fait de l’abolition, un marqueur indélébile du premier septennat de François Mitterrand. Il était magnétique, rugissant, comme il l’était parfois au tribunal ou en politique, et je ne le connaissai­s pas comme cela.

Car c’est presque 50 ans de ma vie qui s’en vont.

Je l’ai peu interviewé, trois ou quatre fois peut-être, car on fait peu d’entretiens publics avec ses amis. Un des derniers cependant nous avait tous les deux amusés, car il était inattendu. Le talent et la curiosité de Robert Badinter l’avaient conduit à écrire un livret d’opéra, et cela m’avait enchantée. Claude fut monté à Lyon en 2013, sur une musique de Thierry Escaich et dans une mise en scène audacieuse d’Olivier Py. C’était sur une nouvelle de son cher Victor Hugo, Claude Gueux, qui raconte l’emprisonne­ment d’un canut lyonnais qui fut guillotiné après avoir assassiné le directeur de la prison de Clairvaux. Clairvaux, où justement, l’évasion sanglante de Roger Bontems lui avait valu condamnati­on à mort. La mort, toujours.

Comme celle qui guettait Laval dans sa dernière nuit à Fresnes, imaginée par Robert Badinter en 2022 dans cette pièce, Cellule 107, qui fut jouée à Paris il y a deux ans. Après la représenta­tion, Robert était monté sur scène, pour parler avec Denis Podalydès et Bernard Murat de ce dialogue qui peut-être exista entre Pierre Laval – celui qui mit en oeuvre au côté de Pétain la collaborat­ion entre l’Etat Français et l’Allemagne nazie – et René Bousquet, le directeur de la police de Vichy, responsabl­e entre autres de la Rafle du Vel d’Hiv. La collaborat­ion, la Shoah, la mort de son père dont Robert ne parlait pas, car la douleur restait si vive, 80 ans après.

Oui, la mort, mais la vie aussi. Et c’est comme cela que je veux me le rappeler. «Ton vieux Robert», disait-il au téléphone quand je les appelais, lui et sa femme, Elisabeth, dont je suis l’amie et à laquelle je pense avec une infinie tendresse. Il l’appelait «Mimi» et si jamais il y eut couple fusionnel, ce fut bien ces deux-là. Dans les rires – car son ironie était mordante, et il était très drôle – et dans les larmes, dans le tissu de la vie, des vacances, des week-ends. Pour moi, Elisabeth et Robert ne faisaient qu’un. Ne font qu’un. Comme tous les Français, je pleure ce grand homme qui va manquer à la France, à la gauche, à nous tous. Mais je pleure surtout un ami cher et irremplaça­ble.

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(JOEL SAGET / AFP)

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