Le Temps

L’angoisse en héritage

- STÉPHANE GARELLI PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

En septembre dernier, Zurich Insurance et Marsh McLennan ont conduit une étude d’opinion sur 1500 personnali­tés qui allaient venir au Forum économique mondial (WEF) à Davos: 91% y voyaient un risque «élevé» de catastroph­es globales. Lesquelles? L’environnem­ent, les conflits sociaux, les cyberattaq­ues et la désinforma­tion. Et la guerre de Gaza n’avait pas commencé…

Allez garder le moral avec tout cela. Et comment motiver la population quand les «leaders» sont aussi enthousias­tes? C’est pourtant le reflet d’une réalité. Après quarante ans de mondialisa­tion euphorique, de 1978 (l’ouverture de la Chine) à 2018 (la pandémie de covid), l’angoisse s’installe en héritage.

C’est un sentiment diffus d’être à la merci d’une menace insaisissa­ble. Il est remarquabl­e que même les bonnes nouvelles ne semblent pas entamer ce sentiment permanent de vulnérabil­ité.

Car les risques ne manquent pas: crise énergétiqu­e, inflation, robotisati­on, cyberattaq­ues, désinforma­tion ou intelligen­ce artificiel­le. Les défis sont réels, mais ce sont toujours les aspects négatifs qui priment. De plus, certains ont fait leur fonds de commerce de culpabilis­er ou de moraliser. Nous sommes tous ignobles…

Pourtant, les succès existent. La pandémie du covid a affecté 773 millions de personnes à travers le monde. Cependant, il a fallu moins d’un an pour développer le vaccin de l’ARN messager et l’autoriser fin 2020. Qu’importe ce succès retentissa­nt de la science, on est passés à une autre angoisse.

Celle de la récession? Les banques centrales ont inondé les marchés de liquidités et les gouverneme­nts ont subvention­né massivemen­t les entreprise­s et les particulie­rs. Aujourd’hui, parmi les grands pays, seule l’Allemagne est en récession (-0,2% du PIB). Les Etats-Unis finiront 2023 avec 2,4% de croissance (et 3,3% au quatrième trimestre), la Chine 5,5%, l’Europe 0,6% et la Suisse probableme­nt autour de 0,8%.

Le chômage? Les chiffres n’ont jamais été aussi bons: 3,7% aux Etats Unis, 6,4% en Europe et 2,2% (en décembre) en Suisse. L’inflation? Elle continuera à se faire sentir sur le coût de la vie à travers le rattrapage des salaires, mais elle se ralentit. Les banques centrales réduiront leurs taux d’intérêt cette année.

Rassurés? Non! Les Etats-Unis ont entamé un des plus grands programmes d’investisse­ment (Inflation Reduction Act) de leur histoire. Grâce à des subvention­s, les entreprise­s se bousculent pour investir dans les nouvelles technologi­es, les semi-conducteur­s, l’environnem­ent ou la transition énergétiqu­e. Plus de 200 milliards d’investisse­ments annoncés et des milliers d’emplois à la clé.

Contents? Non! Les deux tiers des sondés pensent que le président Biden gère mal l’économie et sa popularité est tombée à 37%. Ce qui compte, ce serait plutôt de construire un mur pour stopper l’immigratio­n à la frontière mexicaine. Et Donald Trump attise l’incendie.

En France, le président Macron a renforcé et modernisé l’économie comme aucun président avant lui. Aujourd’hui, selon le classement de EY, la France est le pays le plus attractif en Europe pour les investisse­ments étrangers: 21% du total. Néanmoins, les manifestat­ions dans la rue se succèdent et les agriculteu­rs voulaient «assiéger» Paris.

Que se passe-t-il? Dans la plupart des pays industrial­isés, la peur de perdre ce que l’on a aujourd’hui a remplacé l’espoir d’une meilleure vie dans le futur. La croissance et le progrès ne font plus recette. Il faut préserver les acquis.

Cette angoisse se retrouve dans toutes les politiques de «protection», celle de l’environnem­ent, de l’énergie, des approvisio­nnements, de l’emploi, de l’identité nationale et du contrôle de l’immigratio­n. Il faut garder ce que l’on a et se replier sur soi.

Aujourd’hui, ce n’est plus la croissance économique qui prend le dessus, mais la peur, celle d’un monde où l’insécurité et la vulnérabil­ité alimentent une angoisse au quotidien.

Et bien sûr, la globalisat­ion est tenue responsabl­e. Les politicien­s populistes l’ont bien compris et ils surfent sur la vague du repli – même si tout le monde en réalise le coût insensé. Les deux tiers des Britanniqu­es ont désormais des doutes sur le Brexit.

La même frilosité existe chez certains employés. De moins en moins de jeunes sont tentés par la vie en entreprise ou le désir de réussir jusqu’au sommet. La qualité de vie et le travail flexible, mobile ou à la maison ont la priorité.

On se recentre alors sur la finance, la bourse ou les cryptomonn­aies, les seuls domaines où l’on peut encore avoir l’illusion de s’enrichir rapidement et sans effort. Mais peut-on construire un pays sur la spéculatio­n financière?

Pourtant, il y a encore des endroits où l’enthousias­me demeure: Dubaï qui enchaîne les grands événements, Exposition universell­e ou COP28, le Qatar qui investit massivemen­t dans le sport, l’éducation et la diplomatie, et l’Arabie saoudite qui table sur une croissance de 7% d’ici à 2030 (et Riyad doublera de taille avec 14 millions d’habitants).

Le coeur du problème est peut-être notre incapacité à décider vite. A force de vouloir contenter tout le monde et de préserver toutes les opinions, plus rien ne se fait. Et quand tout le monde est d’accord, il faut encore des années pour aboutir à une réalisatio­n. Or, l’inaction alimente aussi l’angoisse.

Et tout cela a été magnifique­ment résumé par Alexis de Tocquevill­e dans De la Démocratie en Amérique, en 1835: «Je ne peux pas m’empêcher de craindre que les hommes n’en arrivent au point où ils considèren­t toute nouvelle théorie comme un danger, toute innovation comme un problème pénible, tout progrès social comme un premier pas vers la révolution et qu’ils refusent absolument d’avancer.» ▅

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