L’angoisse en héritage
En septembre dernier, Zurich Insurance et Marsh McLennan ont conduit une étude d’opinion sur 1500 personnalités qui allaient venir au Forum économique mondial (WEF) à Davos: 91% y voyaient un risque «élevé» de catastrophes globales. Lesquelles? L’environnement, les conflits sociaux, les cyberattaques et la désinformation. Et la guerre de Gaza n’avait pas commencé…
Allez garder le moral avec tout cela. Et comment motiver la population quand les «leaders» sont aussi enthousiastes? C’est pourtant le reflet d’une réalité. Après quarante ans de mondialisation euphorique, de 1978 (l’ouverture de la Chine) à 2018 (la pandémie de covid), l’angoisse s’installe en héritage.
C’est un sentiment diffus d’être à la merci d’une menace insaisissable. Il est remarquable que même les bonnes nouvelles ne semblent pas entamer ce sentiment permanent de vulnérabilité.
Car les risques ne manquent pas: crise énergétique, inflation, robotisation, cyberattaques, désinformation ou intelligence artificielle. Les défis sont réels, mais ce sont toujours les aspects négatifs qui priment. De plus, certains ont fait leur fonds de commerce de culpabiliser ou de moraliser. Nous sommes tous ignobles…
Pourtant, les succès existent. La pandémie du covid a affecté 773 millions de personnes à travers le monde. Cependant, il a fallu moins d’un an pour développer le vaccin de l’ARN messager et l’autoriser fin 2020. Qu’importe ce succès retentissant de la science, on est passés à une autre angoisse.
Celle de la récession? Les banques centrales ont inondé les marchés de liquidités et les gouvernements ont subventionné massivement les entreprises et les particuliers. Aujourd’hui, parmi les grands pays, seule l’Allemagne est en récession (-0,2% du PIB). Les Etats-Unis finiront 2023 avec 2,4% de croissance (et 3,3% au quatrième trimestre), la Chine 5,5%, l’Europe 0,6% et la Suisse probablement autour de 0,8%.
Le chômage? Les chiffres n’ont jamais été aussi bons: 3,7% aux Etats Unis, 6,4% en Europe et 2,2% (en décembre) en Suisse. L’inflation? Elle continuera à se faire sentir sur le coût de la vie à travers le rattrapage des salaires, mais elle se ralentit. Les banques centrales réduiront leurs taux d’intérêt cette année.
Rassurés? Non! Les Etats-Unis ont entamé un des plus grands programmes d’investissement (Inflation Reduction Act) de leur histoire. Grâce à des subventions, les entreprises se bousculent pour investir dans les nouvelles technologies, les semi-conducteurs, l’environnement ou la transition énergétique. Plus de 200 milliards d’investissements annoncés et des milliers d’emplois à la clé.
Contents? Non! Les deux tiers des sondés pensent que le président Biden gère mal l’économie et sa popularité est tombée à 37%. Ce qui compte, ce serait plutôt de construire un mur pour stopper l’immigration à la frontière mexicaine. Et Donald Trump attise l’incendie.
En France, le président Macron a renforcé et modernisé l’économie comme aucun président avant lui. Aujourd’hui, selon le classement de EY, la France est le pays le plus attractif en Europe pour les investissements étrangers: 21% du total. Néanmoins, les manifestations dans la rue se succèdent et les agriculteurs voulaient «assiéger» Paris.
Que se passe-t-il? Dans la plupart des pays industrialisés, la peur de perdre ce que l’on a aujourd’hui a remplacé l’espoir d’une meilleure vie dans le futur. La croissance et le progrès ne font plus recette. Il faut préserver les acquis.
Cette angoisse se retrouve dans toutes les politiques de «protection», celle de l’environnement, de l’énergie, des approvisionnements, de l’emploi, de l’identité nationale et du contrôle de l’immigration. Il faut garder ce que l’on a et se replier sur soi.
Aujourd’hui, ce n’est plus la croissance économique qui prend le dessus, mais la peur, celle d’un monde où l’insécurité et la vulnérabilité alimentent une angoisse au quotidien.
Et bien sûr, la globalisation est tenue responsable. Les politiciens populistes l’ont bien compris et ils surfent sur la vague du repli – même si tout le monde en réalise le coût insensé. Les deux tiers des Britanniques ont désormais des doutes sur le Brexit.
La même frilosité existe chez certains employés. De moins en moins de jeunes sont tentés par la vie en entreprise ou le désir de réussir jusqu’au sommet. La qualité de vie et le travail flexible, mobile ou à la maison ont la priorité.
On se recentre alors sur la finance, la bourse ou les cryptomonnaies, les seuls domaines où l’on peut encore avoir l’illusion de s’enrichir rapidement et sans effort. Mais peut-on construire un pays sur la spéculation financière?
Pourtant, il y a encore des endroits où l’enthousiasme demeure: Dubaï qui enchaîne les grands événements, Exposition universelle ou COP28, le Qatar qui investit massivement dans le sport, l’éducation et la diplomatie, et l’Arabie saoudite qui table sur une croissance de 7% d’ici à 2030 (et Riyad doublera de taille avec 14 millions d’habitants).
Le coeur du problème est peut-être notre incapacité à décider vite. A force de vouloir contenter tout le monde et de préserver toutes les opinions, plus rien ne se fait. Et quand tout le monde est d’accord, il faut encore des années pour aboutir à une réalisation. Or, l’inaction alimente aussi l’angoisse.
Et tout cela a été magnifiquement résumé par Alexis de Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, en 1835: «Je ne peux pas m’empêcher de craindre que les hommes n’en arrivent au point où ils considèrent toute nouvelle théorie comme un danger, toute innovation comme un problème pénible, tout progrès social comme un premier pas vers la révolution et qu’ils refusent absolument d’avancer.» ▅