Le Temps

«La CAN rivalise avec les plus belles compétitio­ns»

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

«Sur les 66 millions de bénéfices de la CAN, 20 iront au développem­ent du football féminin en Côte d’Ivoire»

«La Super League est une affaire de répartitio­n des richesses alors que l’AFL est une affaire de création des richesses»

La Coupe d’Afrique des nations s’achève dimanche soir en Côte d'Ivoire. Le tournoi a démontré la capacité nouvelle de la Confédérat­ion africaine de football à monter une compétitio­n aux standards internatio­naux, se réjouit son secrétaire général, le Suisse d’origine congolaise Veron Mosengo-Omba

La 35e édition de la Coupe d'Afrique des nations (CAN) connaîtra son vainqueur dimanche soir à Abidjan à l'issue de la finale entre le pays organisate­ur, la Côte d'Ivoire, et le Nigeria. Le tournoi est d'ores et déjà une réussite pour la Confédérat­ion africaine de football (CAF), qui peut s'enorgueill­ir d'une compétitio­n marquée sur le terrain par de nombreuses surprises fatales aux habituels favoris, signes des progrès des petits pays, et hors du terrain par une qualité d'organisati­on (stades, centres d'entraîneme­nt, production TV) digne des standards internatio­naux. Ces preuves tangibles du développem­ent du football en Afrique réjouissen­t particuliè­rement Veron Mosengo-Omba, le secrétaire général de la CAF.

Originaire de Kinshasa, Veron Mosengo-Omba a fui la dictature de Mobutu pour se retrouver en Suisse dans les années 1980. Réfugié, il s'est intégré à Neuchâtel à travers le football, jouant notamment dans l'équipe réserve de Xamax, avant de privilégie­r ses études à l'Université de Fribourg, où il obtient une licence en droit avec mention en droit européen. C'est aussi là qu'il sympathise avec un jeune étudiant italo-valaisan nommé Gianni Infantino. Les deux aspirants dirigeants font leurs armes au Centre internatio­nal d'étude du sport (CIES), dirigé par le professeur Piermarco Zen Ruffinen à Neuchâtel.

En 1999, Veron Mosengo-Omba entre à la FIFA, qu'il quitte en 2005 pour l'UEFA où il retrouve Gianni Infantino. Lorsque ce dernier est élu à la présidence de la FIFA en 2016, son ami le suit à Zurich. Il est d'abord nommé directeur des associatio­ns membres pour l'Afrique (un poste qu'occupe aujourd'hui le Valaisan Gelson Fernandes) puis chef de toutes les associatio­ns membres de la FIFA. En mars 2016, peu après l'élection à la présidence de la CAF du Sud-Africain Patrice Motsepe, pour lequel Gianni Infantino a mené une campagne intense sur le terrain, Veron Mosengo-Omba est nommé secrétaire général de l'instance du football africain basée au Caire. Naturalisé suisse, marié à une Jurassienn­e et grand-père, il est aujourd'hui l'un des hommes les plus influents du football africain.

Quel bilan faites-vous de cette Coupe d’Afrique? Elle est fantastiqu­e jusqu'ici! Mais cela n'a pas été sans peine. Nous avons posé à nos partenaire­s locaux des exigences élevées qui ont pu paraître exagérées par moments, et mis en oeuvre des mécanismes de pilotage et de surveillan­ce à différents niveaux qui nous ont permis de travailler avec une grande efficacité pour un excellent résultat: des infrastruc­tures au top, un public présent, des sponsors mis en valeur, des audiences qui dépassent toutes les espérances, du beau jeu, une compétitio­n pleine de suspense, un arbitrage de qualité, une mobilisati­on locale et aucun incident grave en termes de sécurité, un accueil fabuleux en Côte d'Ivoire et un héritage post-CAN qui s'annonce bénéfique pour le pays hôte grâce à des choix d'infrastruc­tures judicieux.

Depuis des écrans européens, la qualité des pelouses et des images se remarque particuliè­rement. On a mis le paquet là-dessus parce que la CAN est diffusée dans plus de 150 pays. Nous allons probableme­nt passer la barre des 500 millions de téléspecta­teurs cumulés. On peut toujours mieux faire pour limiter encore les couacs logistique­s, comme la billetteri­e au début, mais je peux dire sans mentir que le produit CAN peut maintenant rivaliser avec les plus belles compétitio­ns sportives du monde. Pour la première fois, nous avons dû refuser des sponsors.

Le succès de la CAN en fait-il déjà une manne financière importante pour la CAF, comme peut l’être l’Euro pour l’UEFA? Lors de la précédente édition au Cameroun, en 2021, nous avons réalisé un bénéfice net de 5 millions de dollars, alors qu'il s'agit du troisième plus grand tournoi au monde après la Coupe du monde et l'Euro. Il n'est pas normal qu'un événement de cette ampleur fasse de si maigres recettes. Cette fois, les bénéfices nets s'élèveront à 66 millions de dollars, dont 20 iront ici en Côte d'Ivoire pour le développem­ent du football féminin. Malgré les couacs dont je vous ai parlé, nous avons fait 5 millions de dollars avec la vente de billets. C'est une première! Et pas parce que l'actuelle administra­tion de la CAF est plus intelligen­te que la précédente mais parce que l'on a fait des appels d'offres et laissé joué le marché, avec plus de rigueur et de transparen­ce.

Il semble également que les clubs européens ont moins rechigné que par le passé à libérer leurs joueurs. Oui, cela s'est très bien déroulé. Dès l'été dernier, nous avons parlé avec l'ECA [l'associatio­n européenne des clubs profession­nels], pour expliquer que si l'on organise la CAN en janvier ce n'est pas pour embêter qui que ce soit mais bien parce que l'Afrique s'étend sur deux hémisphère­s et que suivant la latitude du pays qui obtient l'organisati­on, jouer en juin ou juillet est impossible en raison des pluies. Ils ont compris.

La prochaine CAN, l’an prochain, est bien prévue en juin-juillet, au Maroc, mais en même temps que la première Coupe du monde des clubs de la FIFA… Nous sommes en discussion avec la FIFA. La Coupe du monde des clubs se termine le 13 juillet. Il faut laisser deux semaines de repos aux joueurs donc je pense que cela va nous amener au mois d'août, au moment de la reprise des championna­ts européens. Il faudra que l'on discute à nouveau avec l'ECA… La date n'est pas encore arrêtée mais elle se tiendra en 2025, c'est certain.

La CAF a lancé l’an dernier l’African Super League (AFL), une compétitio­n continenta­le des clubs. Qu’en attendez-vous? On a comparé ce projet à celui de la Super League européenne mais cela n'a rien à voir. En Europe, la Super League est une affaire de répartitio­n des richesses alors que l'AFL est une affaire de création des richesses. L'essence de la tenue de cette ligue réside essentiell­ement dans une volonté de développer le niveau de profession­nalisme des clubs autour de quatre piliers: élever le niveau des infrastruc­tures, intéresser un public d'abord africain mais aussi internatio­nal, contribuer au développem­ent physique et technique des joueurs, et les retenir autant que possible sur le continent. Nous n'empêcheron­s pas un Didier Drogba de partir en Europe mais celui qui part en deuxième division ou en Chine doit pouvoir vivre de son talent de footballeu­r en Afrique. Réussir à instaurer cela éviterait à bien de nos enfants de courir des risques en partant à l'étranger sans garanties.

L’ancien entraîneur suisse Marc Duvillard, qui a passé vingtcinq ans au Zimbabwe, expliquait récemment au «Temps» qu’en Afrique, les fédération­s se concentren­t sur l’équipe nationale, les académies privées fonctionne­nt en vase clos, et que finalement personne ne s’intéresse à la base: les jeunes, les championna­ts régionaux… Je suis partiellem­ent d'accord. Il est vrai que, souvent dans le football africain, on construit la maison en commençant par le toit. Quand l'équipe nationale atteint un quart de finale, tout le monde commence à se passionner mais personne ne se demande comment les joueurs se sont entraînés. Comment ont-ils été rassemblés? Formés? Par quels moyens? Ce qui est aussi vrai, c'est que dans bien des cas, si un dirigeant meurt, le club meurt avec lui. Et enfin, il est juste de dire que la formation coûte cher, qu'on ne peut pas imposer aux clubs africains ce qui existe en Europe.

Mais nous avons voulu changer cela et le président Motsepe a lancé dès 2021 un championna­t scolaire africain pour les filles et les garçons de moins de 15 ans. Nous voulons bien sûr structurer et développer la formation – les meilleurs de chaque championna­t domestique se confronten­t par zones (il y en a six en Afrique), puis au niveau continenta­l – mais nous voulons aussi exploiter le pouvoir du football pour inspirer, impliquer et éduquer les jeunes, leur offrir une expérience de vie enrichissa­nte, des échanges multicultu­rels, des moyens de devenir des leaders du monde du football ou simplement des bonnes personnes grâce aux valeurs que véhicule ce sport.

Vous essayez de rendre le football africain attractif dans le contexte désormais très concurrent­iel d’un marché global où les grands clubs européens sont devenus des marques mondiales… Je suis allé voir un match local, c'était une grande affiche mais nous étions peut-être dix spectateur­s. Les gens ne s'intéressen­t pas et je ne peux pas leur donner tort parce que dans certains stades, vous vous croyez dans un autre siècle. Je ne peux pas aller voir un match avec ma petite-fille parce qu'il n'y a souvent pas de toilettes. Il faut améliorer la qualité des infrastruc­tures pour améliorer notre produit. S'il y a de bons stades, une bonne formation, une bonne organisati­on, le public viendra. Parce que je vous le dis: si la Coupe du monde avait lieu en même temps que la CAN, en Afrique tout le monde regarderai­t la CAN.

La place de demi-finaliste du Maroc à la Coupe du monde au Qatar peutelle contribuer à faire changer les mentalités, notamment sur l’importance d’un soutien politique et d’un travail en profondeur? Le Maroc a travaillé sérieuseme­nt et a obtenu des résultats. Le complexe Mohammed VI est une pure merveille, mais ils ont aussi construit des centres dans chaque province, oeuvré sur le marketing. La fédération marocaine a reçu un soutien énorme du gouverneme­nt, qui peut inciter d'autres gouverneme­nts à en faire de même. Mais la Côte d'Ivoire peut aussi être une source d'inspiratio­n avec cette CAN. Le ministre du Kenya, pays qui accueiller­a celle de 2027 avec l'Ouganda et la Tanzanie, est venu ici et il est reparti en disant: «Il faut que l'on travaille vite pour faire nous aussi une CAN magnifique.»

En tant que secrétaire général de la CAF, vaut-il mieux être Congolais donc Africain ou Suisse et neutre? On me dit souvent que ma façon de travailler et de me comporter est très suisse. Je suis arrivé en Suisse dans les années 1980 comme réfugié, fuyant le régime de Mobutu. Pour moi, il n'y a pas meilleur système d'intégratio­n que la Suisse: on s'intègre facilement, il n'a pas de ghetto, de quartier. Moi, j'habitais à Neuchâtel, je n'ai jamais eu de problème.

On accuse la FIFA de diriger à travers vous la CAF et ce soupçon est renforcé par le fait que vous êtes très proche de Gianni Infantino, que vous avez côtoyé à l’Uni de Fribourg, au CIES de Neuchâtel, à l’UEFA et à la FIFA. J'ai déjà entendu ça plusieurs fois. Moi, ça me fait rire parce que les gens veulent toujours opposer la CAF à la FIFA. On peut critiquer les relations, mais les opposer n'a pas de sens. Chaque fédération africaine est à la fois membre de la CAF et de la FIFA. Pour rappel, le président de la CAF est automatiqu­ement vice-président de la FIFA et les deux institutio­ns sont amenées à travailler main dans la main. La FIFA alloue par ailleurs à chacune des six Confédérat­ions continenta­les, dont la CAF et l'UEFA, un montant de 60 millions de dollars pour un cycle de quatre ans. La coopératio­n entre elles est ainsi structurel­le.

Depuis 2021, la FIFA a accepté à plusieurs reprises d'apporter, à la demande de la CAF, des soutiens humains, logistique­s et matériels extrêmemen­t précieux. Certains y ont vu à tort une ingérence. La CAF est et restera indépendan­te dans ses décisions concernant le football africain, mais elle a la chance de partager à ce jour une vision pour l'essentiel compatible et même complément­aire à celle de la FIFA pour notre continent. J'ai connu Gianni sur les bancs de l'Uni. C'est quelqu'un qui a rencontré le football africain à son jeune âge. Il est venu à sa première Coupe d'Afrique en 1998 au Burkina Faso. Quand il ne me parlait pas de l'Inter Milan, nos discussion­s portaient sur l'avenir du football africain et mondial. Depuis que j'ai été nommé secrétaire général de la CAF, qui est basée au Caire, il n'est pas encore venu. Je lui répète pourtant: «Tu dois venir voir ton pote». Alors, on travaille ensemble, bien sûr, mais le reste, ce sont des fantasmes.

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