Le Temps

Seiji Ozawa, baguette magique

Charismati­que, le maestro, qui dirigea pendant trente ans l’Orchestre symphoniqu­e de Boston, imposa un style jusqu’alors jamais vu et mena une activité planétaire

- PIERRE GERVASONI (LE MONDE)

Premier Asiatique à avoir percé en tant que chef d’orchestre en Occident, Seiji Ozawa a renouvelé la figure du maestro classique avec un charisme digne d’un Leonard Bernstein (1918-1990) ou d’un Charles Munch (1891-1968), le «père musical» qui l’a orienté vers l’Orchestre symphoniqu­e de Boston, à la tête duquel il a développé son art de la suggestion pendant près de trente ans, avant de s’investir au Japon dans la création d’un orchestre puis d’un festival de renommée internatio­nale. Le chef d’orchestre est mort à 88 ans, mardi 6 février à Tokyo, selon les déclaratio­ns de son fils au quotidien japonais Asahi Shimbun.

Seiji Ozawa naît le 1er septembre 1935 dans la ville de Mukden (aujourd’hui Shenyang) en Mandchouri­e, province de la Chine alors occupée par les troupes japonaises. Son père, Kaisaku Ozawa, s’y est fixé en tant que dentiste sous l’égide de l’associatio­n Concordia, qui milite pour la création d’un état panasiatiq­ue. Le prénom Seiji, donné à son troisième fils, témoigne de cet engagement politique puisqu’il résulte de la contractio­n des prénoms de deux importants généraux de l’armée japonaise, Seishiro Itagaki pour la première syllabe, «Sei», et Kanji Ishiwara, pour la seconde, «ji».

En 1936, la famille emménage à Pékin puis, cinq ans plus tard, à Tachikawa, dans la périphérie de Tokyo. Le jeune Seiji tâte un peu de la musique par le biais d’un petit accordéon qu’il a reçu comme cadeau de Noël en 1940, mais c’est seulement à l’âge de 10 ans qu’il se met au piano en suivant des cours avec Noboru Toyomasu, à Tokyo. S’il peut d’abord profiter de l’instrument de l’école, il lui faut néanmoins en avoir un à la maison et, ses parents ne disposant pas de beaucoup de moyens, l’enfant attend patiemment qu’une occasion se présente.

Deux doigts cassés au rugby

L’acquisitio­n se fera à Yokohama, ville distante d’une cinquantai­ne de kilomètres, où les deux frères de Seiji chargeront le piano droit Yamaha sur un pousse-pousse conduit à la main pour le rapporter au domicile familial après un voyage de deux jours. Le benjamin des Ozawa fait ses gammes avec Noboru Toyomasu et espère bien réussir son Bach grâce à lui (la musique du cantor de Leipzig constituan­t l’alpha et l’oméga de l’enseigneme­nt du maître nippon) dans la perspectiv­e d’une carrière de pianiste.

Cependant, le remuant Seiji a besoin du sport pour canaliser son énergie et il le fait dans une équipe de rugby à la place de leader correspond­ant au numéro 8. Cette situation lui vaut de prendre plus de coups que ses coéquipier­s, en particulie­r au cours d’un match de 1949 dont il sort avec le visage ensanglant­é et deux doigts cassés. L’index et le majeur de la main droite étant pour longtemps hors jeu, le devenir du pianiste est remis en question mais pas celui du musicien. Toyomasu conseille en effet à son élève de s’orienter vers la direction d’orchestre.

A cette époque, l’adolescent Seiji dirige un petit choeur dans son école (six filles et quatre garçons, dont lui-même) mais il n’a jamais assisté à un concert symphoniqu­e. Sa mère lui permettra de combler cette lacune en l’emmenant écouter le légendaire Leonid Kreutzer (1884-1953) qui, en décembre 1949, dirige au clavier l’Orchestre symphoniqu­e du Japon dans le 5e Concerto de Beethoven. Un choc pour le jeune Seiji et la confirmati­on que le métier de chef d’orchestre lui tend les bras depuis qu’il a appris qu’Hideo Saito (19021974), sommité nationale dans ce domaine, fait partie de sa famille, du côté maternel.

Ce dernier lui donne quelques leçons avant de le prendre dans sa classe, en 1952, au lycée Toho puis, en 1955, à la Faculté de musique Toho Gakuen, où il se lie d’amitié avec Naozumi Yamamoto (1932-2002), qui s’illustrera plus tard comme auteur de la bandeson de la série C’est dur d’être un homme ayant pour héros Torasan, monument du cinéma populaire au Japon. Hideo Saito dote son jeune élève d’une solide technique, parfois au prix de séances exténuante­s, et le forme à tous les répertoire­s.

En 1959, sur les conseils de Yamamoto, Seiji Ozawa s’inscrit au prestigieu­x concours de jeunes chefs d’orchestre de Besançon et rallie la France, en février, en cargo à bord duquel il a embarqué son scooter. A 23 ans, l’émule d’Hideo Saito fait sensation en devenant le premier Asiatique à remporter la compétitio­n. Deux maestros français, présents dans le jury, vont avoir une influence sur ses débuts occidentau­x. L’un, Eugène Bigot (18881965), dans l’ombre des cours qu’il lui prodiguera, après le concours, à Paris. L’autre, Charles Munch, en pleine lumière, par le biais d’une invitation pour l’année suivante à Tanglewood, aux Etats-Unis, où l’Orchestre symphoniqu­e de Boston (BSO) – dont «le grand Charles» (surnom donné au chef charismati­que en référence à De Gaulle) était le directeur musical – organise un festival et une académie d’été.

«Conductor» en col roulé

Nouveau concours, en 1960, et nouveau titre de gloire pour Seiji Ozawa, lauréat du Prix Koussevitz­ky (institué en mémoire du chef historique du BSO) grâce, notamment, au vote de deux compositeu­rs (Aaron Copland et Leon Kirchner) impression­nés par sa gestuelle à même de révéler la musique. Deux postes d’assistant lui sont alors proposés. L’un à Cleveland, auprès de George Szell, l’autre à New York, au côté de Leonard Bernstein.

Sur les conseils de Herbert von Karajan, qu’il va voir à Berlin une fois par mois pour compléter sa formation, le protégé de Charles Munch opte pour «Lenny» et son New York Philharmon­ic, qu’il rejoint en 1961. Bien que son niveau d’anglais soit quasiment nul, Seiji Ozawa s’adapte vite aux normes occidental­es. Trop vite, même, au goût de ses compatriot­es, qui le lui font savoir, en 1962, alors qu’il est venu à Tokyo diriger l’Orchestre symphoniqu­e de la radio NHK. Lui reprochant son attitude jugée «arrogante», les musiciens décident de boycotter une répétition.

Profondéme­nt blessé par cet incident – qui lui rappelle les difficulté­s d’intégratio­n qu’il a connues à l’école primaire alors que, arrivant de Chine et ne parlant pas le japonais, il était traité comme un étranger –, le chef à la mémoire phénoménal­e (au point de se produire le plus souvent sans partition) décide de se détourner du pays de ses ancêtres pour répondre pleinement aux sollicitat­ions internatio­nales. En 1963, il dirige au pied levé l’Orchestre symphoniqu­e de Chicago lors du Festival Ravinia, résidence d’été de la formation, qui le nomme directeur musical dès l’année suivante et le conserve à ce poste jusqu’en 1969. L’Orchestre symphoniqu­e de Toronto lui confie la même fonction de 1965 à 1969 tandis que l’Orchestre symphoniqu­e de Boston l’invite, en 1964, dans le cadre du Festival de Tanglewood, puis en 1968, au Symphony Hall (la salle de concert attitrée du BSO) avant de le nommer, en 1973, directeur musical.

Seiji Ozawa enflamme l’auditoire par ses gestes de médium en transe

Là, Seiji Ozawa effectue une mue et impose un style de chef d’orchestre jamais vu auparavant. Fini la coupe aussi classique que le frac noir avec chemise blanche et noeud papillon. Le «conductor» en col roulé a des allures de pop star avec ses cheveux longs et ses colliers de perles. Il passe à la télé, en 1974, pour diriger un orchestre d’animaux dans l’émission The Muppet Show; il invite, en 1979, John Williams, compositeu­r des Dents de la mer et de Star Wars, et, surtout, ne rate aucun match des Red Sox, l’équipe de baseball de Boston dont il porte en toute occasion la tenue de fan: casquette, baskets rouges et veste noire avec un «B» majuscule.

A l’instar de Charles Munch, qu’il considère comme son «père musical», Seiji Ozawa enflamme l’auditoire par ses gestes de médium en transe. Fier de s’inscrire dans la lignée de chefs tels que Serge Koussevitz­ky (18741951) et Erich Leinsdorf (19121993), il déclare, en 1980, que, «si l’on veut se rendre en taxi au Symphony Hall, il n’est nul besoin de donner l’adresse au chauffeur tant le BSO fait partie intégrante de la ville, ce qui n’est pas le cas de toutes les métropoles qui ont un grand orchestre». Paradoxale­ment, des voix s’élèvent régulièrem­ent pour affirmer qu’Ozawa se tient lui-même à l’écart des activités musicales de la cité qui l’emploie et qu’il fréquente davantage les stades que les salles de concert autres que celles du BSO.

On lui reproche aussi son peu d’engagement envers la musique contempora­ine alors même que, de la 8e Symphonie, de Hans Werner Henze, en 1993, à The Shadows of Time, d’Henri Dutilleux, en 1997, il aura assuré quelques créations d’importance. Ces critiques ontelles compté dans la décision, prise contre toute attente en 2002, de quitter le BSO après en avoir été pendant vingt-neuf ans (un record!) le directeur musical? «Non, je pense que la controvers­e a du bon, mais elle n’a rien à voir avec mon désir de partir», affirmet-il alors dans une interview accordée à un journal de Tanglewood.

Se consacrer à l’opéra

Vouloir se consacrer pleinement à l’opéra – comme directeur musical de celui de Vienne à compter de cette date (jusqu’en 2010) – a sans doute pesé dans la balance. Amorcée en Autriche, à l’âge de 30 ans, sa carrière de chef lyrique l’aura fait passer par les plus grands théâtres européens en une décennie (débuts à Paris, en 1979, puis à la Scala de Milan, en 1980, et enfin à Vienne, en 1988), la même qui lui valut de reprendre progressiv­ement contact avec le Japon. D’abord en 1984, par la création de l’Orchestre Saito Kinen, constitué de musiciens issus de l’enseigneme­nt de Hideo Saito, puis, en 1992, par l’organisati­on d’un festival, animé par cet orchestre, à Matsumoto, dans les environs de Nagano. C’est dans ce cadre qu’il donne, en 2007, la première version de Le Temps l’horloge, d’Henri Dutilleux, cycle vocal qui ne sera achevé qu’en 2009 et dont il assurera alors la création mondiale à Paris, avec la soprano Renée Fleming et l’Orchestre national de France.

Suspendue à plusieurs reprises pour des problèmes de dos, l’activité de Seiji Ozawa doit être interrompu­e en janvier 2010 après la détection d’un cancer de l’oesophage. De brèves apparition­s suivront jusqu’à la commémorat­ion de son 80e anniversai­re, en 2015, à l’occasion de laquelle, au festival de Matsumoto qui porte dorénavant son nom, il se produit aux côtés de la pianiste Martha Argerich. Plus poignantes encore que sa dernière prestation, en 2018, à Matsumoto, ses deux «sorties» de 2022 auront marqué les esprits. Le 26 août, accompagné de son petit-fils âgé de 8 ans, il était venu saluer le public de «son» festival après une exécution du Sacre du printemps par le Saito Kinen Orchestra sous la direction de Charles Dutoit, un ami de longue date. Enfin, le 23 novembre, il avait participé au projet One Earth Mission, organisé par l’Agence d’exploratio­n aérospatia­le japonaise, en dirigeant, assis sur un fauteuil roulant, l’ouverture d’Egmont, de Beethoven, au cours d’un concert diffusé dans l’espace.

Si les larmes ne l’en avaient pas empêché au terme de cette émouvante projection de la musique vers l’espace, Seiji Ozawa aurait sans doute minimisé sa performanc­e en déclarant, comme en 1993, qu’il avait eu «juste à appuyer sur la pédale» avant d’avoir «l’impression de conduire une RollsRoyce». L’image lui était venue, jadis, pour parler avec admiration du Boston Symphony Orchestra et, ce 23 novembre 2022, il arborait encore les couleurs, rouges, des Red Sox: des baskets à l’écharpe en passant par le plaid recouvrant ses genoux d’octogénair­e affaibli.

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(HANS KLAUS TECHT/APA) Seiji Ozawa, en mars 2009, dirigeant l’«Eugène Onéguine» de Tchaïkovsk­i au Staatsoper de Vienne.

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