Des héros pour l’éternité
Sur l’une des premières photographies montrées par Louis Daguerre à quelques amis proches en 1839, on peut admirer une vue à la profondeur extraordinaire du boulevard du Temple, à Paris, prise à la chambre noire depuis une fenêtre de sa maison. Même si elle n’est pas le plus ancien cliché conservé, cette image est iconique, elle incarne à elle seule la naissance de ce nouveau médium qui allait sidérer le monde. On y aperçoit pour la première fois des silhouettes humaines, comme la promesse d’une vie éternelle, une idée qui sera reprise en 1895 lors de l’invention du cinéma.
A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les pionniers de l’image fixe commencent à descendre dans la rue pour immortaliser des scènes du quotidien. Bien avant l’avènement de ce qu’on appellera le photojournalisme, la photographie – qui mettra du temps à être considérée comme un art – impose sa puissance documentaire. Lorsque Dorothea Lange photographie dans les années 1930 des victimes de la Grande Dépression, elle met en lumière les oubliés du système, les gens qu’on ne voit pas, ce qui deviendra un des leitmotivs de ce qu’on appellera plus tard le documentaire social.
Alors qu’on a souvent opposé photographie documentaire et photographie artistique, comme si la puissance d’une image ne pouvait être qu’esthétique ou liée à son sujet, la fin du XXe siècle et l’entrée du médium dans les grands musées aura enfin permis de réconcilier les différents courants de ce qu’on considère comme le 8e art. Lorsqu’il se penche aujourd’hui sur les grands prématurés, le Romand Christophe Chammartin fusionne parfaitement le fond et la forme. Au premier coup d’oeil, ses images interpellent par ce qu’on y voit: des bébés qui, loin des images d’Epinal de naissance, commencent leur vie en luttant contre une mort déjà possible.
Certaines sont très dures, alors que d’autres, comme celle de cette mère regardant son minuscule enfant qu’elle ne peut pas toucher avec un regard qui dit tout son bonheur d’être mère, sont profondément émouvantes. Sur une autre, on dirait voir la main d’un minuscule extraterrestre cherchant un premier contact… Passé le choc initial du sujet, les clichés impressionnent par leur composition, leur manière d’agencer différents motifs – l’humain, la médecine, la machine. Pour certains parents, il y a aura là un effet cathartique: ce que j’ai vécu, d’autres l’ont également vécu. La série s’intitule Le
Voyage des héros, et ces héros – médecins, parents et surtout bébés – sont désormais là pour l’éternité, comme jadis ce petit cireur de chaussures qu’on distingue à peine, sur le boulevard du Temple, il y a 185 ans.