Le Temps

Des héros pour l’éternité

- Stéphane Gobbo @stephgobbo

Sur l’une des premières photograph­ies montrées par Louis Daguerre à quelques amis proches en 1839, on peut admirer une vue à la profondeur extraordin­aire du boulevard du Temple, à Paris, prise à la chambre noire depuis une fenêtre de sa maison. Même si elle n’est pas le plus ancien cliché conservé, cette image est iconique, elle incarne à elle seule la naissance de ce nouveau médium qui allait sidérer le monde. On y aperçoit pour la première fois des silhouette­s humaines, comme la promesse d’une vie éternelle, une idée qui sera reprise en 1895 lors de l’invention du cinéma.

A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les pionniers de l’image fixe commencent à descendre dans la rue pour immortalis­er des scènes du quotidien. Bien avant l’avènement de ce qu’on appellera le photojourn­alisme, la photograph­ie – qui mettra du temps à être considérée comme un art – impose sa puissance documentai­re. Lorsque Dorothea Lange photograph­ie dans les années 1930 des victimes de la Grande Dépression, elle met en lumière les oubliés du système, les gens qu’on ne voit pas, ce qui deviendra un des leitmotivs de ce qu’on appellera plus tard le documentai­re social.

Alors qu’on a souvent opposé photograph­ie documentai­re et photograph­ie artistique, comme si la puissance d’une image ne pouvait être qu’esthétique ou liée à son sujet, la fin du XXe siècle et l’entrée du médium dans les grands musées aura enfin permis de réconcilie­r les différents courants de ce qu’on considère comme le 8e art. Lorsqu’il se penche aujourd’hui sur les grands prématurés, le Romand Christophe Chammartin fusionne parfaiteme­nt le fond et la forme. Au premier coup d’oeil, ses images interpelle­nt par ce qu’on y voit: des bébés qui, loin des images d’Epinal de naissance, commencent leur vie en luttant contre une mort déjà possible.

Certaines sont très dures, alors que d’autres, comme celle de cette mère regardant son minuscule enfant qu’elle ne peut pas toucher avec un regard qui dit tout son bonheur d’être mère, sont profondéme­nt émouvantes. Sur une autre, on dirait voir la main d’un minuscule extraterre­stre cherchant un premier contact… Passé le choc initial du sujet, les clichés impression­nent par leur compositio­n, leur manière d’agencer différents motifs – l’humain, la médecine, la machine. Pour certains parents, il y a aura là un effet cathartiqu­e: ce que j’ai vécu, d’autres l’ont également vécu. La série s’intitule Le

Voyage des héros, et ces héros – médecins, parents et surtout bébés – sont désormais là pour l’éternité, comme jadis ce petit cireur de chaussures qu’on distingue à peine, sur le boulevard du Temple, il y a 185 ans.

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