Le Temps

Hors champ

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On sait mais on ne veut pas voir. On regarde ailleurs, on vit sa vie, on se concentre sur soi. On évacue, on oublie. Combien sommes-nous à nous défendre ainsi face aux malheurs de l’autre proche ou de la multitude lointaine? Face au SDF sur le trottoir gelé ou aux enfants bombardés à Gaza? Frappés par l’impuissanc­e ou par notre hâte à courir ailleurs, et réduits à évacuer ces images, à les mettre hors champ?

Nous avons tous nos hors-champs et le film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, nous le rappelle de manière glaçante. Norbert Creutz a dit dans ces colonnes le caractère exceptionn­el de cette constructi­on inédite sur la Shoah, où l’on suit la vie quotidienn­e du directeur du camp d’Auschwitz-Birkenau et de sa famille dans leur maison fleurie, séparée du centre de mise à mort par un mur de béton surmonté de barbelés. On n’y voit rien de l’horreur qui se déroule à l’abri du regard, sinon le sommet des fours de crémation qui en dépassent, les fumées qui noircissen­t le ciel ou le brasier qui fait rougeoyer la nuit, pendant qu’on fait sécher son linge, qu’on organise des goûters d’anniversai­re ou qu’on se répartit entre amies les tenues arrachées aux femmes déportées.

Le bruit des chiens, des ordres qu’on hurle, du va-et-vient des trains ne dérange pas davantage. Le spectateur, lui, ne voit et n’entend que ça. Montrer l’indifféren­ce à l’horreur pour mieux faire parler l’horreur: le dispositif de Jonathan Glazer est chirurgica­l.

C’est un film impitoyabl­e sur la fameuse banalité du mal, ce concept développé par la philosophe Hannah Arendt en 1963 après qu’elle eut assisté au procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, organisate­ur de la solution finale. Hannah Arendt ne prétendait pas que le mal est banal, mais qu’il peut être accompli banalement, par pur souci d’obéissance et absence de pensée autonome. C’est ce que dit aussi La Zone d’intérêt, qui recoupe en cela le journal que tenait le responsabl­e du camp, dont la lecture, après une visite d’Auschwitz, achève de massacrer l’âme. Il n’est question, sous sa plume, que de problèmes logistique­s. On entend un chef d’entreprise se plaindre de son manque de personnel, soupeser les conflits au sein du pouvoir, examiner les moyens d’obtenir les faveurs des bons supérieurs, exprimer son besoin de moyens supplément­aires pour pouvoir répondre aux cadences de «production» qu’on lui impose, et sa frustratio­n devant le manque de reconnaiss­ance de la part de la hiérarchie nazie.

Le film de Jonathan Glazer peut donc être vu à plusieurs niveaux. Outre l’évidente mise en images de la thèse d’Hannah Arendt, La Zone d’intérêt fonctionne aussi comme miroir de notre propre faculté de réifier l’horreur lorsqu’elle nous est insupporta­ble. De réduire les victimes des guerres lointaines à des statistiqu­es, nombres froids d’enfants amputés, de familles décimées, de souffrance­s sans nom. Oui, notre capacité à ne pas voir ce qui dérange est sans limite. On peut même redouter qu’elle en retienne beaucoup d’aller voir ce film, pour éviter d’être confrontés aux hors-champs où nous tentons de cacher la misère du monde.

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