Le Temps

La tragédie palestinie­nne face au risque de l’effacement

- Gauthier Ambrus

Deux conception­s de la mémoire se sont affrontées à l’occasion de la plainte déposée contre Israël auprès de la Cour internatio­nale de justice. Au lendemain du 7 octobre, à Francfort, c’était l’écrivaine palestinie­nne Adania Shibli qui faisait déjà les frais de cette tension. Un cas de censure exemplaire

La plainte déposée contre Israël auprès de la Cour internatio­nale de justice (CIJ) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Et le flot ne risque pas de se tarir, vu l’opposition aiguë des points de vue en présence, leurs lourdes implicatio­ns historique­s et juridiques, et l’actualité brûlante qui en est l’enjeu. A l’arrière-plan, ce sont deux conception­s de la mémoire qui s’affrontent. L’une fait de l’Holocauste – qui est à l’origine de la notion juridique de génocide – un événement que sa monstruosi­té rend unique, au point de faire paraître toute comparaiso­n hasardeuse. L’autre y voit au contraire un traumatism­e capital qui met en devoir de dénoncer tout génocide futur, où qu’il se présente. Dans un cas, la mémoire court le risque d’être confisquée et paralysée; dans l’autre, de se diluer en s’universali­sant. L’instrument­alisation guette.

On peut toutefois préférer, sans hésiter, le second risque au premier. Après tout, il ne s’agit pas de débattre du sexe des anges, mais de faire taire les armes et de sauver des vies. Mais une fois qu’on aura fait parler le droit, où s’arrêtera-t-il? Les virulents débats de la CIJ ont eu un précédent discret au lendemain du 7 octobre. Certes, il semble bien mineur au regard des événements d’aujourd’hui. Mais il projette sa lumière singulière sur des enjeux qui sont au fond les mêmes.

Une jeune Bédouine

Une semaine après l’attaque du Hamas, la Foire du livre de Francfort décidait de suspendre sine die la remise du prix décerné à une talentueus­e romancière palestinie­nne, Adania Shibli, officielle­ment pour donner plus de visibilité aux voix israélienn­es. De fait, son livre entrait en collision avec l’actualité, au point de rendre apparemmen­t inaudible ce qu’il donnait à entendre. Le roman en question, Un détail mineur (2016, traduit en 2020 chez Actes Sud), est à la fois oeuvre de mémoire et de combat. Inspiré d’un fait réel advenu en 1949, il relate dans sa première partie le viol puis le meurtre d’une jeune Bédouine par un régiment de soldats israéliens chargés de «nettoyer» le désert du Néguev. Dans la seconde, une Palestinie­nne d’aujourd’hui, double de l’auteur, part sur les traces du «fait divers» dont elle découvre l’existence dans la presse israélienn­e. Démarche un peu irrationne­lle, motivée par le besoin de restituer à ce drame anonyme sa mémoire propre, après des décennies de silence.

On aura compris que c’est la mémoire palestinie­nne, effacée depuis 1948, qu’il s’agit ici de déterrer. La narratrice traque sa présence invisible sur un territoire découpé et quadrillé, où les toponymes hébreux ont chassé les noms palestinie­ns qui leur préexistai­ent. Entreprise manifestem­ent si délicate dans le climat ambiant que la Foire de Francfort a préféré reculer, de peur d’enclencher une querelle des mémoires. Or c’est bien sur cela que débouche cette censure qui ne dit pas son nom: si deux mémoires sont jugées inconcilia­bles, l’une devra s’effacer. La plus fragile. Il est alors facile d’inverser l’acte d’accusation: les victimes cacheraien­t des bourreaux, la quête de vérité ne serait rien d’autre qu’un appel à la haine.

Banalité du mal

C’est le réquisitoi­re dressé par un journalist­e allemand contre le livre d’Adania Shibli. Le texte inciterait silencieus­ement à la violence contre les Israéliens en leur donnant le mauvais rôle. La critique littéraire est un exercice périlleux lorsqu’elle tire de

interpréta­tions des sentences de tribunal. Adania Shibli se garde bien de présenter les Israéliens comme des monstres ou des bourreaux. Au contraire, elle les aborde avec une neutralité de regard qui met en lumière la terrible banalité du mal. La narratrice navigue parmi eux comme au milieu d’une réalité parallèle où elle n’a pas sa place. Sans haine. Mais non sans peur.

Sa mort apparaît alors comme l’issue logique de ce terrible petit livre: c’est l’effacement de l’autre. Son irruption à la page finale suspend subtilemen­t la fiction, montrant la fragilité de la voix qui l’a portée jusqu’à nous, de son témoignage et de la part de vérité qu’elle dévoile. Précarité de l’écrivain, en dépit des reconnaiss­ances et des prix, qui dit mieux que tout sa valeur et sa force. ■

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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