Une vie de femme, simple et flamboyante
Laird Hunt signe avec «Zorrie» un bijou littéraire, autour d’un personnage féminin qui traverse les drames du XXe siècle américain depuis l’Indiana rural
Zorrie est un roman baigné de lumière. Il s’ouvre pourtant sur Zorrie Underwood à la fin de sa vie. Celle qui était «connue dans tout le comté pour avoir travaillé dur depuis plus de cinquante ans» devait, pour la première fois, s’allonger pour de petites siestes, avant de pouvoir reprendre les travaux dans sa ferme de l’Indiana. Et justement, Laird Hunt, auteur de plusieurs romans et de recueils de nouvelles, finaliste du National Book Award avec ce livre, irradie d’éclats de couleur l’assoupissement de Zorrie, allongée sur une banquette, à l’avant de la maison. Entre veille et sommeil, ses yeux regardent le plafond ou alors «les paillettes de lumière bleue projetées sur les pieds de la table de la salle à manger par le geai en verre coloré pendu à la fenêtre au sud.»
Echappée onirique
Cette intériorité-là est la marque de ce roman qui, passé cette brève entame, va dérouler la vie simple, ordinaire, de Zorrie, et ce faisant, les chocs du XXe siècle américain, de la Grande Dépression à la Deuxième Guerre mondiale. Nourri notamment par le Flaubert d’Une Vie simple et par Les Vagues de Virginia Woolf, le romancier propose un croisement entre une pastorale et une échappée onirique. Au centre, tel un pivot qui capte et renvoie la lumière, ce magnifique personnage de femme qui n’a de cesse de traverser les aléas et les drames, d’avancer malgré tout, simplement. La seule simplicité se trouve là en fait, tout l’art flaubertien de Laird Hunt consistant à opposer l’apparente banalité d’une existence à ses flamboiements intérieurs, de l’éclat de l’enfance au crépuscule des dernières années.
Vibrante de talents
Laird Hunt a abordé l’esclavage dans Les Bonnes Gens (Actes Sud, 2014), la guerre de Sécession dans Neverhome, Grand Prix de littérature américaine en 2015, le racisme dans La Route de nuit (2019). Zorrie dépeint une Amérique rurale, un Midwest de petites communautés soudées où l’entraide est vitale. La diphtérie emporte les deux parents de Zorrie, recueillie par une tante âgée qui «s’était trop abreuvée d’amertume après un fort mauvais mariage», et qui a la main leste sur sa nièce. L’école et le maître Thomas, tout de finesse et d’intelligence, ouvrent à la petite fille, vibrante de talents, les scintillements de la nature.
A la mort de la vieille dame, Zorrie prend la route, un baluchon sous le bras, pour trouver de quoi se nourrir. Etats-Unis, années 1930, la Dépression sévit. La jeune fille loge dehors ou dans des granges. Elle a faim. Laird Hunt ne s’appesantit pas un instant sur l’effroi de la situation. Quand après des mois d’errance, Zorrie recroisera Monsieur Thomas, son ancien professeur, elle taira son indigence.
De la poudre de radium
Sans vouloir raconter par le menu le cours de cette existence prétendument simple, il faut évoquer ce passage bouleversant, l’amitié de Zorrie avec ses collègues, Marie et Janie, de l’usine horlogère d’Ottawa dans l’Illinois. Laird Hunt se base sur des faits réels: l’emploi de radium pour peindre les cadrans phosphorescents des montres et les conséquences dramatiques que cet usage a provoqué sur la santé des ouvrières. Les jeunes femmes, à mille lieues d’imaginer les suites funestes de leur travail quotidien, brillent alors dans les rues, la nuit, leur peau recouverte de poudre de radium.
La langue de Laird Hunt, tout en retenue, à l’image de son personnage, remarquablement traduite par Anne-Laure Tissut, laisse par moments fuser des images, tels les rayons qui s’échappent par-dessous une porte, au plus près des délicates circonvolutions du coeur de l’héroïne. Comme pour tout un chacun, l’amour sera l’éclair irradiant de la vie de Zorrie. Le romancier contient, là encore, l’expression des émotions. L’intensité n’en est que plus forte. L’amour vécu, avec son mari Harold, juste avant le déclenchement de la guerre. L’amour espéré, aussi tardif que violent, pour Virgil, l’esseulé de la communauté.
Les mots des rêves
Chaque chapitre de Zorrie reprend une phrase tirée des Vagues de Virginia Woolf: «Les images du jour ruissellent, pareilles à une copieuse, à une resplendissante averse», «Nos mains se sont effleurées, nos corps ont pris feu», «Et des couloirs vert tendre et de lumineuses touches jaunes», etc. Le dispositif renvoie aux paupières de Zorrie, au tout début du roman, qui s’ouvrent et se ferment, en captant des éclats des mondes, intérieur et extérieur. Ces titres de chapitres, comme des rais de lumière sous les portes du roman, sont les mots des rêves, les mots que Zorrie entend mais ne dit pas, petite fille puis vieille dame, dans le flot de l’Histoire.
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