Dans les eaux de la mémoire
«La Double Nuit du lac» suit une séparation amoureuse en s’attachant aux liens qui perdurent, avec le monde, les choses, la vie, animale et végétale
En 2014, Julien Burri publiait chez Campiche La Maison, roman d’une rupture amoureuse entre deux hommes. Composé de séquences brèves, le récit balisait un présent immobile, violent comme le drame résumé à une phrase: «Jaël te réveille pour te dire qu’il ne t’aime plus.» Cette histoire-chrysalide, d’une beauté rude, La Double Nuit du lac la métamorphose en papillon. Dans une passionnante entreprise de réécriture, l’auteur, également journaliste au Temps, transforme entièrement le roman source: il aère la narration, l’inscrit dans le temps long, met du jeu là où il y avait des faits bruts, des images-choc, de l’explicite.
Un perroquet sorti de l’oeuf
Ce jeu, ce souffle et cette ouverture dans le texte semblent favorisés par la fluidité lacustre qui imprègne le roman. Près d’un «lac tapi dans les sapins noirs» – on reconnaît le lac de Bret – vivent en couple deux «messieurs», comme disent les gens du village. Ils ont des animaux, chiens et perroquets. Un jour d’été ils sont sur la rive, le narrateur se glisse dans l’eau. Son ami ne le suit pas.
Retours aux lieux quittés
C’est le début d’une relation qui s’étiole et d’une séparation qui ne dit pas son nom. Cherchant son chemin, au sortir du bain, le narrateur éprouve un vide, une croissante distance à l’autre et à lui-même. Sans drame, sans psychologie, le récit relate une expérience d’immersion, lacustre et nocturne, puis mentale. Comme une plongée dans les eaux d’une mémoire transindividuelle: souvenirs du couple, du narrateur enfant, rappel des âges géologiques, de l’évolution du vivant. Un jeune perroquet est sorti de l’oeuf, dans la volière: «Un dinosaure miniature.»
Seul, le narrateur reste cependant relié au monde par ses sensations. La grande force du roman tient à cette façon de narrer une histoire humaine en l’incarnant dans la sensualité d’objets touchés, de corps perçus avec leurs blessures et dans leur vie propre, animale ou végétale. L’amour qui prend fin est moins une rupture qu’une succession d’apparitions et de disparitions, de visions aiguisées, de retours aux lieux quittés.
On aime aussi les clins d’oeil à un poète qui fréquenta ce Jorat méridional. Lorsque le narrateur est en conversation avec son ombre, lorsqu’il croise des reines-després, lorsqu’il pose cette question – «L’âme des anciens habitants des campagnes, où réside-t-elle, si ce n’est dans les animaux qui nous entourent et nous contemplent?» –, c’est Gustave Roud qui passe, furtivement, entre les pages de Julien Burri. Claire Jaquier
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