Dans le miroir des Etats désunis
Jocelyn Nicole Johnson plonge aux racines du mal qui ronge son pays depuis son édification, dans un premier roman aux accents apocalyptiques
Pour son premier roman, Jocelyn Nicole Johnson s’est inspirée des émeutes de Charlottesville en Virginie, en août 2017. Au terme du rassemblement de l’ultra-droite américaine, venue protester contre le projet de la municipalité de déboulonner des statues de généraux confédérés esclavagistes, des heurts avaient éclaté entre suprémacistes blancs et militants antiracistes. Ces derniers avaient été pris pour cible par un sympathisant néonazi qui leur avait foncé dessus en voiture, tuant une femme et blessant des dizaines de personnes.
A l’époque, le président Donald Trump s’était contenté de dénoncer «les violences des deux côtés», s’attirant de nombreuses critiques.
Dans Mon nom dans le noir, l’écrivaine afro-américaine, qui réside à Charlottesville, couple ces événements de triste mémoire à l’assaut du Capitole de janvier 2021 et ose une prophétie politique aux fausses allures de dystopie. Dans un futur proche, les Etats-Unis sont en proie au chaos après des élections désastreuses, le pays se fracture en deux, les émeutes se multiplient, il n’y a plus de gouvernement ni d’armée pour rétablir l’ordre. A cela s’ajoutent le dérèglement et les catastrophes climatiques, des pannes électriques et technologiques massives, une chaleur étouffante. En quelques pages surtendues, Jocelyn Nicole Johnson nous raconte «le démantèlement» puis «l’effondrement» de son propre pays.
Où trouver refuge?
Mais l’autrice ne s’attarde pas à détailler une probable guerre civile. Retour à Charlottesville, dans le quartier pauvre de First Street, sauvagement attaqué par des suprémacistes blancs, où l’on suit un groupe d’une quinzaine d’habitants – «presque tous voisins, presque tous la peau brune ou noire» – qui réussit à échapper aux massacres à bord d’un vieux bus. A sa tête, une étudiante noire, Da’Naisha Love, héroïne et narratrice, accompagnée de sa grand-mère qui l’a élevée, MaViolet. Mais où trouver refuge? La jeune femme a son idée et le symbole est fort: cap sur Monticello, une colline à l’écart de la ville et du tumulte, là où prospérait la plantation de Thomas Jefferson (17431826) – principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis et troisième président américain – et où se dresse encore sa maison. Le groupe hétéroclite s’installe dans cette demeure-musée immaculée, où les fantômes d’un passé moins glorieux qu’exposé vont bientôt refaire surface.
L’ombre de Jefferson
Alors que ce repaire semble idéal pour cette petite communauté naissante, qui cohabite par-delà les barrières sociales et raciales, sous la providence de celui qui est considéré comme l’un des plus grands présidents de l’histoire américaine, des documents et archives viennent leur rappeler que malgré ses idéaux libéraux, Thomas Jefferson possédait jusqu’à 600 esclaves dans sa plantation. Et pour MaViolet et Da’Naisha, cette prise de conscience est encore plus terrible: elles sont en effet descendantes de Sally Hemings, l’amante noire de Thomas Jefferson, réduite en esclavage et qui a donné naissance à plusieurs de ses enfants.
Après vingt jours de paix fragile, la terreur finit par se rapprocher de la «petite montagne», où les tensions du présent ne sont que l’héritage de celles du passé, où les promesses de justice et de liberté pour tous du projet américain, chères au président Jefferson, trébuchent sur son propre racisme et sa propre hypocrisie. Mon nom dans le noir est le récit des journées de luttes racontées dans l’urgence par Da’Naisha et glissé entre les pages d’un livre de la bibliothèque de Monticello. «Comment le monde avait-il pu se démolir comme ça? Je ressentais chacun des éclats de mon être fracassé, reflétant la lumière et l’ombre en kaléidoscope», écrit la jeune femme en questionnant sa propre identité raciale.■