Six personnages en quête de mémoire
«Ceux qui appartiennent au jour», d’Emma Doude van Troostwijk, dit la perte avec une grâce déconcertante
A quoi sert un pasteur? «A garder les histoires vivantes», dit Mama. Et le père, lui aussi, croit encore à la puissance de ces histoires. Dans la famille, ils sont tous pasteurs de père en fils, et aussi la mère. La fille, qui est l’auteure de ce conte intime, revient au presbytère après une longue absence. Un voile d’oubli recouvre le temple, la maison, le jardin ensauvagé. Opa, le grandpère, ne sait plus bien qui il est ni où il se trouve. Le père voudrait être un autre ou ne plus être du tout, «brûlé de bout en bout», en burn-out, «la maladie des gens qui prennent soin». Le fils, Nicolaas, à la veille de s’engager, doute de sa vocation, ne croit plus en Dieu et se demande si Dieu croit en lui. Il est, depuis toujours, «le bizarre, le sectaire, l’étranger». Les femmes soignent ces blessés de la foi. Elles assurent la survie. «Traiter d’un drame avec le plus de lumière possible», c’est le pari de ce premier roman d’une grâce déconcertante.
Citations de chansons
Née en 1999, Emma Doude van Troostwijk a pris le parti d’une narration enfantine – phrases brèves, qui s’enchaînent avec fluidité, sans préciser qui parle, ruptures de langage, citations de chansons, gros plans et arrêts sur image, flashback vers l’enfance. Cette enfance, justement, est au coeur du récit. Comme si les acteurs de ce «drame» ne l’avaient jamais quittée, y revenaient sans cesse. Nourritures régressives, fêtes improvisées, rituels dérisoires et charmants. Pour la centième fois, on regarde Mary Poppins. On ressort les cassettes vidéo familiales, on joue au Memory, jeu cruel pour ces amnésiques. On se rappelle même «des souvenirs qui n’existent pas». Tout ce qui, dans ce naufrage, pourrait virer au pathos est transcendé avec légèreté, éclairé par une tendresse sans sentimentalisme. Il y a dans cette famille un amour vivace qui jamais ne se décourage.
Trente ans auparavant, les parents sont venus des Pays-Bas s’occuper de ce presbytère largement déserté par les fidèles. Les grands-parents les ont rejoints. Le bilinguisme est omniprésent, ajoutant à la musicalité d’un récit qui tient de la comptine. Les expressions sont prises au pied de la lettre. «Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven.»
Et quand le français dit un pensebête, «le néerlandais dit un appui mémoire. Een geheugensteuntje.»
Ce jeu entre les langues est pour beaucoup dans la poésie d’un petit livre miraculeux: «En français, ils ne tiennent qu’à un fil. En néerlandais, ils appartiennent au jour. Het zijn mensen van de dag.» Isabelle Rüf
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