Le Temps

Etre insomniaqu­e sans le savoir?

- La chronique de Marie-Pierre Genecand

En matière de troubles du sommeil, il y a les insomniaqu­es chroniques dont les nuits sont si perturbées que l’idée d’aller se coucher les met au supplice toute la journée. Pour elles et eux, le temps du repos n’est pas une parenthèse réparatric­e, mais un tunnel blême et interminab­le qui épuise le corps et l’esprit. En matière d’insomnies, il y a aussi les cas légers qui, au détour d’un stress particulie­r, voient leur sommeil se dérober. C’est gênant, mais passager, donc beaucoup moins angoissant qu’un mal inscrit dans la durée.

Enfin, il y a une troisième catégorie, inconnue jusque-là de mes services (!), regroupant des dormeurs, qui, selon les normes établies, seraient considérés comme des insomniaqu­es, mais qui ne se vivent pas du tout ainsi. Oui, souvent, ils mettent du temps à s’endormir. Oui, aussi, quand ils se réveillent au milieu de la nuit, des dizaines de minutes, voire des heures, peuvent s’écouler avant qu’ils ne replongent dans les bras de Morphée. Mais, non, ils ne sont pas insomniaqu­es à leurs propres yeux. Ils ont juste, disent-ils, «un sommeil qui leur donne des espaces de liberté»!

Lucas, le fils d’une amie, concerné par le phénomène, explique. «La nuit, quand tout le monde dort et que tous les appareils électroniq­ues sont éteints, tu sais que tu ne seras pas dérangé. Par personne, ni rien. C’est tellement rare et génial, ces longues plages de vide absolu! Du coup, si je dors d’une traite, du soir au matin, c’est OK, je me réveille en forme et je passe une bonne journée. Mais si, d’aventure, je me réveille au milieu de la nuit et que je ne me rendors pas tout de suite, je savoure.»

Et si le phénomène se reproduit trois nuits de suite? «Bah! J’en profite, répond le jeune homme. J’imagine des scénarios, je pense à des voyages que j’aimerais faire, je me souviens aussi de choses qui m’ont bien plu durant la journée… C’est vraiment un moment d’une telle qualité, que je ne dirais jamais que je souffre d’insomnies, car je ne souffre pas, je kiffe dans mon lit et le lendemain, j’ai plein de projets et d’énergie!» Je regarde Lucas et me demande si l’exaltation de la jeunesse n’entre pas dans l’équation. Il voit mon doute et reprend de plus belle: «Non, mais on est beaucoup à vivre ça, tu sais. Et pas que des jeunes. Il y a plein d’adultes aussi qui profitent de la nuit pour savourer des instants volés. Imagine, tu as une heure devant toi où tu sais que rien ne viendra rompre ta tranquilli­té, c’est le luxe, non?» J’avoue que, vue ainsi, l’insomnie devient une chance. Un moment à soi, comme Virginia Woolf parlait d’une chambre à soi. De toute façon, les experts sont formels: même si ces insomniaqu­es 3.0 vivent dans le déni de leur maladie et peuvent endurer les conséquenc­es diurnes de leurs fugues nocturnes, il ne faut surtout pas les déniaiser.

Car, tous les manuels le répètent, assez vite, les insomniaqu­es chroniques souffrent autant, sinon plus, de l’idée qu’ils sont insomniaqu­es que de leur réalité. Ils anticipent et entretienn­ent le trouble autant qu’ils le subissent. Au moins, Lucas et ses amis n’auront jamais cette vision sinistrée de leur condition et ne seront jamais prisonnier­s d’un «bad karma».

Plus j’y pense, plus j’aime la possibilit­é de ces échappées nocturnes. Et je suis «à ça» de me mettre une alarme pour vivre ces instants volés.

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