Viols: le message brouillé de l’Union européenne
Plusieurs pays, dont la France, la Pologne et la Hongrie, refusent de faire du viol un «eurocrime» fondé sur l’absence de consentement. La première directive européenne contre les violences faites aux femmes se voit ainsi amputée d’un crime important
XUne certaine cacophonie émane de Bruxelles. L’UE disposera bientôt d’une réglementation sur les violences faites aux femmes. C’est historique. Parlement et Conseil européens viennent de s’entendre sur des sanctions minimales communes pour combattre les mariages forcés, le harcèlement sexuel ou encore les mutilations génitales. Mais, controversée, la définition du viol comme un acte sexuel non consenti a provoqué des débats si houleux, avec la fronde d’une douzaine de pays, que la directive a au final été expurgée. Résultat: c’est tout le message qui est brouillé.
Parmi les opposants à la définition de Bruxelles figurent des pays conservateurs comme la Hongrie ou la République tchèque, pas vraiment champions en matière de droits des femmes. Mais également des pays comme la France ou l’Allemagne. Une sorte d’alliance contre nature qui brouille encore davantage le message.
Et qui a fait l’objet de vives critiques. La France et l’Allemagne ont contribué à bloquer la criminalisation du viol à l’échelle européenne alors même qu’elles ont ratifié la Convention d’Istanbul qui fait de l’absence de consentement la définition du viol. Or le soutien d’un des deux aurait suffi pour faire passer l’article disputé.
Pour justifier leur position, ces Etats avancent des arguments juridiques, jugeant d’abord que le viol n’est pas un «eurocrime» et qu’il doit rester de la compétence des Etats, pas de l’UE. La France a également rappelé que sa législation faisait partie des plus répressives. Et a exprimé sa crainte qu’une définition du viol basée sur le consentement puisse pousser des pays comme la Hongrie à saisir la Cour de justice de l’UE et faire capoter l’ensemble de la directive.
La directive représente un important bond en avant. Mais incomplet
Aussi recevables soient-elles, ces justifications représentent un risque. Les élections européennes de juin se solderont très probablement par des gains de sièges pour les partis d’extrême droite. Pour ceux déterminés à consolider la lutte contre les violences faites aux femmes au sein de l’UE, c’est donc maintenant qu’il faut agir. La directive a, rappelons-le, pour but de renforcer la protection des victimes alors que certains pays européens ont des lois lacunaires. La Roumanie, la Lituanie et la République tchèque ne condamnent par exemple pas les mariages forcés.
Donc, oui, la nouvelle directive européenne représente un important bond en avant. Mais incomplet, alors que plusieurs pays viennent de renforcer leur législation sur le viol. On peut discuter des variantes «seul oui veut dire oui» ou «non, c’est non» basé sur le refus, comme adopté par la Suisse, qui a aussi pris en compte l’état de sidération. On peut s’interroger sur l’étendue des compétences de l’UE. Mais une chose est sûre: avec sa directive, Bruxelles vient surtout de mettre en exergue les scissions et l’absence de dénominateur commun sur le viol. Un blocage de plus dans la machine européenne.
Les mutilations génitales féminines, la stérilisation forcée, le cyberharcèlement, le partage non consenti d’images intimes ou encore le mariage forcé en font partie. Mais pas le viol. Le 6 février, le Parlement européen et les Etats membres de l’UE se sont entendus sur une toute première réglementation contre les violences faites aux femmes. Mais la définition du viol a fait l’objet de si vifs débats qu’au final la directive ne le mentionne même pas.
Absurde? L’objectif de la directive est de définir des «eurocrimes» qui feront l’objet de sanctions harmonisées au sein des 27 Etats membres de l’UE, pour assurer un minimum de protection aux femmes exploitées et violentées. Or la définition juridique du viol a provoqué des débats houleux. Le 8 mars 2022, la Commission européenne avait suggéré, dans l’article 5 du projet initial de la directive, une définition pénale fondée sur l’absence de consentement, soulignant qu’il suffisait que la victime «n’ait pas consenti à l’acte sexuel» pour que le «crime de viol» soit «caractérisé».
100 000 viols par année
L’argument principal avancé pour ériger l’absence de consentement comme élément central est que le viol est fréquemment perpétré «sans violence physique ni usage de la force». «Un consentement initial devrait pouvoir être retiré à tout moment durant l’acte, dans le respect de l’autonomie sexuelle de la victime, et ne devrait pas signifier automatiquement le consentement à de futurs actes», précisait également le texte.
Le Parlement européen était d’accord. Des pays comme l’Espagne, l’Italie, la Suède, la Grèce, la Belgique et le Luxembourg aussi. Mais la résistance est venue d’une douzaine de pays, dont la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, mais aussi des pays fondateurs comme la France, l’Allemagne et les Pays-Bas. Ils refusent que le viol soit considéré comme un «eurocrime».
Pour ces pays, l’UE ne doit pas avoir de compétence en la matière. Le viol relèverait du droit pénal, donc de la compétence des Etats, contrairement aux «eurocrimes» comme le terrorisme, la traite des êtres humains, le trafic illicite de drogue, le blanchiment d’argent, la corruption ou encore l’exploitation sexuelle, énumérés à l’article 83 du traité sur le fonctionnement de l’Union.
Une autre crainte exprimée, par la France notamment, est que cette définition du viol puisse être retoquée par la Cour de justice de l’UE si elle était saisie d’un recours, et faire capoter l’ensemble de la directive, un risque évalué comme possible par le service juridique du Conseil européen. Le gouvernement français fait également valoir que la France dispose d’une des lois les plus répressives d’Europe sur le viol et ne veut pas fragiliser l’édifice juridique national.
La bagarre est restée vive pendant près de deux ans. Jusqu’à la décision, le 6 février, de ne pas intégrer le viol dans la directive. Une fois l’accord formellement adopté par le Parlement et le Conseil européens, les Etats membres auront jusqu’à trois ans pour appliquer la directive.
«C’est une honte pour notre pays, la France, et une défaite pour les droits des femmes en Europe», a réagi l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann (groupe Socialistes & Démocrates), sur X, en parlant de «scandale européen». «Alors que plus de 100 000 viols sont enregistrés dans l’Union européenne chaque année, nous refusions de croire que la France puisse empêcher une avancée majeure pour protéger les femmes européennes. Mais Emmanuel Macron en a décidé autrement», s’insurge-t-il. Et d’annoncer qu’il en fera un thème pendant sa campagne pour les élections européennes.
Stéphane Séjourné, le nouveau ministre français des Affaires étrangères, a été pris à partie. S’il doit désormais s’aligner sur la position d’Emmanuel Macron, il faisait partie des 23 eurodéputés français du groupe Renew Europe (centristes et libéraux), dont il était le président, qui, en décembre, ont publié une tribune dans Le Monde pour soutenir une «définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps». Et ont dénoncé les «argumentaires juridiques byzantins opposés par les Etats membres» qui donnent «un sentiment de déconnexion totale avec la souffrance vécue par les victimes».
Le collectif rappelait également que la France était à l’origine de la directive qui, adoptée, oblige les Etats membres à se doter d’un arsenal législatif solide pour lutter contre tous les types de violences faites aux femmes. Et que la définition européenne du viol a été soutenue «par la quasi-totalité des forces politiques françaises à l’exception du Rassemblement national – fidèle à son agenda rétrograde».
«Seul un oui est un oui»
Le 13 novembre, des députés et sénateurs français écologistes et socialistes enjoignaient, dans une lettre, au gouvernement français de changer d’avis. Avec cet argument: «Alors qu’en France, 0,6% des plaintes pour viol aboutissent à une condamnation, l’introduction de la notion de consentement dans la définition du viol ferait une véritable différence pour les victimes de violences et contribuerait à pallier les lacunes du Code pénal.»
Amnesty International fait partie des organisations qui fustigent ceux qui s’opposent à la définition de Bruxelles. Pour elle aussi, un «rapport sexuel non consenti est un viol». «C’est également un viol si la victime est sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants, si elle accepte d’être raccompagnée chez elle, ou si elle porte des vêtements qui révèlent son corps. Et c’est aussi un viol si la victime ne dit pas clairement «non» ou ne se débat pas», insiste-t-elle.
Et de déplorer que seuls 16 pays sur les 31 sondés définissent le viol comme un rapport sexuel non consenti: l’Allemagne, la Belgique, la Croatie, Chypre, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, l’Irlande, l’Islande, le Luxembourg, Malte, le RoyaumeUni, la Slovénie, la Suède et la Suisse. Mais l’Allemagne fait bien partie des pays qui ont dit non à Bruxelles, pour une question non pas de définition mais de compétence juridique.
Actuellement, les définitions divergent de pays en pays. L’Espagne, par exemple, a renforcé sa législation contre les violences sexuelles en 2022. Le texte surnommé «Seul un oui est un oui» reconnaît tout acte sexuel sans consentement explicite comme un viol. A la tête de la présidence tournante de l’UE de juillet à fin décembre 2023, l’Espagne espérait faire avancer le débat au niveau européen. En vain.
En France, «tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol», précise le Code pénal, sans mentionner le consentement. Autre définition, celle de la Hongrie. Selon le Code pénal hongrois, le viol implique un «usage de la force, par recours à la violence ou à des menaces de brutalités physiques». Là non plus, le consentement n’est pas cité. Surtout, contrairement à la France, la Hongrie, pays conservateur, a refusé de signer la Convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes.
Un modèle archaïque et poussiéreux
«La règle en droit français, c’est qu’il y a une présomption de consentement à l’acte sexuel. De telle sorte que tous les actes sexuels sont réputés comme étant consentis sauf s’il y a violence, contrainte, menace ou surprise», expliquait récemment Anne Bouillon, avocate spécialisée dans les droits des femmes, à France 24. Et d’ajouter que l’idée de présomption de consentement est «largement passéiste» et «porte en germe la notion de ce que le corps des femmes serait «accessible» en permanence sauf s’il y a violence, contrainte, menace ou surprise». Elle revendique un «travail législatif à faire d’urgence». Pour elle, le modèle français est «archaïque et poussiéreux» et «procède d’une vision patriarcale des choses».
Mais elle voit aussi un risque de s’appuyer sur une définition du viol fondée sur l’absence de consentement. Celui de «faire peser sur la victime la caractérisation de l’infraction». «On risque de se retrouver dans des situations où l’on demande à la victime de justifier de la manière dont elle a consenti ou pas. Or on sait que dans les situations de viol, il y a des états de sidération où les victimes ne sont plus capables de s’exprimer», souligne-t-elle au média français.
Petite consolation pour ceux qui étaient en faveur de la définition de Bruxelles: la directive oblige les Etats à prévoir des mesures de prévention du viol et de sensibilisation à la question du consentement.
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«C’est une défaite pour les droits des femmes en Europe» RAPHAËL GLUCKSMANN, EURODÉPUTÉ FRANÇAIS (SOCIALISTES & DÉMOCRATES)