Du fleuve à la mer
«Ils ont eu recours à tous les moyens barbares.» Qui, ils? Le Hamas, le 7 octobre dernier? Pas du tout. L’homme qui écrit cette phrase, en 1929, s’appelle Hans Kohn. Né à Prague, il s’est établi en Palestine, militant dans le sionisme d’un mouvement intellectuel qui s’est donné pour mission d’établir une réelle coexistence entre les nouveaux venus juifs et la population arabe. Il parle d’un massacre qui s’est produit à Hébron en août de cette année-là. Un pogrom? Pas exactement, ou alors réciproque: 133 Juifs tués et 116 Arabes; beaucoup de Juifs ont été sauvés par leurs voisins arabes.
Mais il ne faut pas tronquer la citation de Kohn. Voici la suite: «Il nous appartient de comprendre les causes profondes de l’insurrection. Nous sommes en Palestine sans avoir recherché, ne serait-ce qu’une fois, l’accord des Arabes. Sans avoir tenu le moindre débat avec le peuple vivant dans ce pays. Nous nous sommes fixé des objectifs qui allaient nécessairement dégénérer en conflit.»
Cette citation, extraite d’un récent livre de Shlomo Sand (bête noire de la droite israélienne), Deux peuples pour un Etat? (Seuil), résonne lugubrement aujourd’hui. Et le bouquin contient bien d’autres avertissements formulés eux aussi il y a une centaine d’années. Le linguiste Yitzhak Epstein écrivait par exemple que «nous oublions une chose: tout un peuple existe dans notre séduisant pays; il y est ancré depuis des centaines d’années, et n’a jamais eu l’intention d’en partir».
Un siècle plus tard, l’ancienne Palestine, au sud, au nord, à l’est, est plongée dans la pire des barbaries annoncées, suant la haine. Les assaillants du Hamas qui montrent au monde les horreurs auxquelles ils se livrent. Les soldats israéliens qui finissent de détruire à Gaza des quartiers entiers au bulldozer en filmant leurs commentaires racistes. Cet extrémiste qui apostrophe ainsi le chauffeur arabe d’un camion de secours en essayant de l’empêcher de passer: «Je suis le maître, tu es l’esclave!»
Mais revenons au début de l’histoire, dans la première moitié du siècle passé. Sand fait entendre bien d’autres voix, souvent proches du mouvement Brit Shalom (Alliance pour la paix), critique des positions dominantes du sionisme, nationaliste et recherchant par tous les moyens une majorité démographique en Palestine.
On entend le grand Martin Buber, qui en 1938 a fui in extremis le nazisme et ne cesse «d’aspirer à la réalisation d’une véritable paix entre Juifs et Arabes, sans que l’un s’impose à l’autre». Il a pour la Palestine une vision binationale, ou alors fédérative, «à la Suisse», dans laquelle «les deux partenaires ont la possibilité de conserver une autonomie nationale pleine et entière».
On entend Hannah Arendt, sa cadette en philosophie, redoutant la partition qui se prépare en Palestine après l’écrasement du nazisme, et qui demande la création d’un conseil de surveillance international pour que soient garantis les droits fondamentaux des deux peuples. Ou Arthur Ruppin, un des dirigeants sionistes, qui dès 1925 veut que «les Juifs vivent à égalité aux côtés des Arabes», et s’inquiète du «gouffre» qui s’instaure entre eux.
Ou Albert Einstein, demandant à Chaïm Weizmann, futur président d’Israël, ce qu’il adviendrait des Arabes si la Palestine était donnée aux Juifs. «Quels Arabes?» avait répondu l’autre, «Ils comptent si peu.» Et bien d’autres, jusqu’à aujourd’hui, Uri Avnery, l’écrivain A.B. Yehoshua, ou Avraham Burg (bien connu des Suisses pour son rôle dans la restitution des biens juifs), qui en sont venus, pour mettre fin aux guerres incessantes, à préférer une manière de confédération ou un Etat binational.
En 1947, au moment où l’Assemblée générale de l’ONU a dû se prononcer sur l’avenir de la Palestine, l’Inde, l’Iran (d’avant les mollahs!) et la Yougoslavie avaient précisément proposé, contre la partition, un modèle fédéral ou confédéral qui garantirait à tous les mêmes droits dans un ensemble commun. La partition a été préférée. Le nouvel Israël recevait 60% de la terre, peuplée à 45% d’Arabes. Face au refus arabe, et dans la guerre, Israël a élargi son territoire et expulsé deux tiers des 45%.
L’Etat palestinien n’a jamais vu le jour. Et aujourd’hui, dans l’immense désastre qu’avaient d’une certaine manière annoncé les lanceurs d’alerte du siècle passé, les «parrains» de 1947 et leurs diplomates somnambules semblent se réveiller, en bégayant, d’une longue léthargie: oui, oui, cet Etat pour les Palestiniens, il le faut, c’est la seule solution. Mais ils ne disent pas comment s’y prendre. Que vont-ils faire de Gaza en ruines et de ses habitants dispersés, décimés, affamés? Et pensent-ils expulser tout ou partie de plus de 600 000 colons juifs implantés en Cisjordanie? Bonne chance: guerre civile et guerre générale assurées. Shlomo Sand, dans une sorte de conclusion assez désespérée, dessine quatre voies pour sortir de la catastrophe: deux Etats, en réalisant finalement la partition; un Etat unique, binational, démocratique et laïque, dont les Israéliens ne voudront jamais; une forme d’Etat fédéral ou de Confédération. Le seul Etat palestinien qu’une partie des Israéliens seraient prêts à accepter ressemble à un moignon de territoire en dentelle, dont ne ferait pas partie la vallée du Jourdain, sur la rive occidentale du fleuve. La résistance à une telle solution ne cesserait pas.
Reste l’hypothèse confédérale, horriblement compliquée, mais qui contient peut-être la seule promesse qu’envisageaient Buber, Arendt et les autres.
Un million de Palestiniens vivent en Israël, et depuis que la loi martiale a été levée en 1966, ils sont citoyens, avec sur le papier les mêmes droits que les Juifs. Pas loin d’un million d’Israéliens vivront bientôt dans les implantations en territoire palestinien (que les fondamentalistes juifs appellent Meretz Israël) ; dans l’hypothèse confédérale, ceux qui le veulent pourraient y rester, en se soumettant, comme les Arabes israéliens, à la loi locale. Chaque partie de la Confédération aurait un bloc de droit similaire, mais aussi des institutions nationales correspondant d’un côté et de l’autre à l’identité communautaire et à la tradition; et enfin des institutions communes.
Une telle élaboration appellerait, dans la durée, une intervention extérieure protectrice massive. Pour nous, du côté des démocraties d’Occident, elle effacerait peu à peu cette conviction qui s’est formée dans toutes les multitudes du sud: notre complicité avec une immense injustice.
Et finalement, le slogan des extrémistes islamiques qui veulent la disparition d’Israël, «du fleuve à la mer», prendrait un autre sens: du Jourdain à la Méditerranée, un espace de coopération apaisée où la parole de Martin Buber serait enfin entendue. Une chimère, bien sûr, qui semble dérisoire au moment où Benyamin Netanyahou aux abois voit avec espoir se lever à l’ouest un Trump nouveau. Mais dans un paysage pareillement dévasté, il vaut mieux avoir des projets, une vision, plutôt que de compter, à la mode réaliste, les morts.
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Il faudrait une intervention extérieure protectrice massive