Le Temps

«Le résultat n’est pas entre nos mains»

PAKISTAN Les candidats du parti d’Imran Khan semblent avoir remporté le plus de sièges lors des élections du 8 février. Mais, obligés de se présenter comme indépendan­ts, ils ne sont pas autorisés à former un gouverneme­nt

- MARGOT DAVIER, ISLAMABAD X @margotdavi­er

Derrière la maison de Mierazan, un minuscule chemin mène au cours d’eau de Nala Lai. Des habitation­s en pierres dépourvues de toit, au milieu desquelles trônent de multiples déchets, le surplomben­t. Des cabanes sommaireme­nt construite­s font office d’étable, où demeurent une vache rachitique, quelques chèvres et des poules. Ce bidonville se situe à Eisa Nagri, un quartier d’Islamabad. «Nous avons deux ou trois vaches et chèvres, c’est notre seul revenu. Nous vivons et dormons comme des bêtes», s’écrie Mierazan, à l’épaisse barbe grisonnant­e, pakol sur la tête (chapeau traditionn­el afghan), sans emploi. Le vieil homme habite avec sa progénitur­e et leurs propres enfants, soit une trentaine de personnes, dans des conditions indignes. Un simple réchaud sur lequel trône une bouilloire, posé dans un coin de la cour, fait office de cuisine.

Mierazan est le chef de sa communauté et, il l’assure, ici, tout le monde a voté pour les candidats du Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI), le parti d’Imran Khan, en souvenir de son précédent gouverneme­nt entre 2018 et 2022. «Quand il était au pouvoir, il nous a permis d’obtenir ces maisons, d’avoir des routes. Il a fait en sorte que nous ayons accès aux choses les plus basiques, comme les soins médicaux», souffle-t-il. Les quelques dizaines de familles qui vivent ici ne reçoivent ni électricit­é ni eau potable. La situation est si désespérée que le mois dernier, l’un des jeunes du coin, Tahrir, âgé de seulement 22 ans, s’est pendu parce qu’il n’arrivait pas à subvenir aux besoins de ses parents et de sa fratrie. «Mon frère s’est suicidé à cause de la pauvreté. Il n’avait aucun travail alors même qu’il était bon mécanicien», confirme d’une voix fluette Omar San, 18 ans. Le jeune homme aussi soutient Imran Khan, qu’il considère comme un «véritable héros».

Lassitude face à la corruption

Les indépendan­ts, constitués d’une majorité de candidats PTI, ont remporté 102 sièges sur les 266 lors des élections générales organisées le 8 février. La journée a été marquée par la coupure totale du réseau téléphoniq­ue, rétabli seulement le lendemain matin. S’ils n’ont pas de majorité, ils sont bel et bien arrivés en tête, malgré une campagne rendue très difficile par les multiples interdicti­ons qui ont pesé sur le parti: interdicti­on d’utiliser le célèbre logo en forme de batte de cricket face à des électeurs à 40% analphabèt­es, impossibil­ité de se présenter sous les couleurs de leur parti, multiples arrestatio­ns et disqualifi­cations des candidats… Quelques jours avant le scrutin, Imran Khan, déjà disqualifi­é et rendu inéligible, a été condamné à plusieurs peines de prison.

La Ligue musulmane du Pakistan (PML-N) incarnée par l’ancien premier ministre Nawaz Sharif et soutenue par la puissante armée a obtenu 73 sièges, et le Parti du Peuple (PPP) 54. Pourtant, Mierazan affiche une mine de défaite: «Je ne suis pas content des résultats, pestet-il. Cette zone a soutenu le PTI, nous étions censés gagner. Mais ils ont changé les votes, et donc aujourd’hui, on nous dit que c’est le PML-N de Sharif qui l’emporte. Comment est-ce possible un tel niveau de corruption?», s’interroge-t-il, accusant directemen­t l’establishm­ent d’être à l’origine de fraudes depuis l’annonce des premiers résultats, jeudi soir. «Nous ne sommes pas en sécurité ici, à cause des militaires. Ils nous enferment si nous les critiquons trop ouvertemen­t. Nous avons peur. Rien que dans ce quartier, il y a 12 personnes disparues depuis les émeutes de mai dernier.»

L’arrestatio­n d’Imran Khan le 9 mai 2023 a déclenché des manifestat­ions dans tout le pays, violemment réprimées, ce qui a donné lieu à des centaines d’incarcérat­ions. «Pourquoi mettre en prison les supporters de ce parti? Ce n’est pas juste! Nous prétendons être une démocratie, alors pourquoi ne sommesnous pas libres de nos choix? Le Pakistan n’est pas une démocratie, et ces élections sont truquées», s’emporte Mierazan.

Crise d’envergure

Il est interrompu par une procession composée de dizaines de motos et de plusieurs véhicules remplis d’hommes de tous les âges, hilares, aux larges sourires. Ils agitent des drapeaux aux couleurs de la Ligue musulmane du Pakistan (PML-N) et de son candidat, Nawaz Sharif. En les apercevant, Mierazan les traite de voleurs. «Sharif est une horreur. Si je le pouvais, je le tuerais. Il est totalement corrompu.» Ses soutiens n’en ont cure. Ils célèbrent la victoire de leur candidat, klaxonnent à tout va et sillonnent le district pour faire part de leur joie. «Nous fêtons la victoire avec nos partisans pour montrer que nous avons remporté l’élection dans cette zone. Nous avons obtenu 100 000 voix ici, et le PTI seulement 86 000», assure Matab Khan, ancien président d’un conseil de l’union, sorte de gouverneme­nt local dans les zones rurales. Il s’engouffre au pas de course dans sa voiture, sous les roulements de tambours de ses compagnons de route.

«Le Pakistan n’est pas une démocratie et ces élections sont truquées» MIERAZAN, UN PARTISAN DU PTI

Un peu plus loin, Nagir Mounir, 50 ans, regarde la scène, interloqué. Il a voté pour le PML-N, et ne comprend pas ces effusions d’euphorie. «Je suis très déçu des résultats, j’espérais que mon parti l’emporte. Mais il semble que nous ayons perdu», soupire-t-il, devant l’exiguë boulangeri­e dans laquelle il travaille. «C’est d’ailleurs très étrange que le PML-N obtienne moins de sièges. Peut-être qu’il y a des négociatio­ns et des discussion­s entre l’establishm­ent et Sharif, ce qui explique que des gens célèbrent quelque chose. De toute façon, aucun parti ne peut constituer un gouverneme­nt, même le PTI», faute de majorité. Pour lui, le principal problème reste la crise économique sans précédent que connaît le pays, marqué par le plus fort taux d’inflation d’Asie et par de multiples plans de sauvetage du FMI.

«L’argument consiste à dire que comme les candidats du PTI ne sont pas regroupés sous la bannière d’un vrai parti, ils ne peuvent pas constituer un gouverneme­nt, observe Mosharraf Zaidi, fondateur du think tank Tabadlab. Alors que la victoire du PTI est assez claire. Par ailleurs, 18 candidats ont dit qu’ils avaient de solides preuves que leur victoire leur a été volée, alors leur priorité va être de sécuriser leur siège.»

Parmi eux, Taimur Khan Jhagra, candidat PTI dans la province de KP, est formel. «J’ai obtenu 63% des voix. Dans la nuit de jeudi à vendredi, ils ont occulté le processus de dépouillem­ent, qui est censé se dérouler sous nos yeux. Personne n’a voulu nous laisser entrer dans les bureaux. Sauf que le lendemain matin, ils avaient soustrait environ 14 000 de mes voix. Les employés des bureaux me l’ont confirmé officieuse­ment», affirme-t-il, en montrant les résultats par bureau de vote. Il est allé contester le résultat au tribunal et attend sa première audience en début de semaine. Il n’a cessé d’affronter divers obstacles tout au long de sa campagne, commencée par une disqualifi­cation pour fraude fiscale finalement annulée. Ses affiches ont été déchirées ou recouverte­s d’une croix avec l’inscriptio­n «corrompu». Il espère obtenir gain de cause et n’a que peu de visibilité quant au futur gouverneme­nt: «Le résultat n’est pas entre nos mains, il est entre les mains du pouvoir en place», insiste-t-il, pesant soigneusem­ent ses mots.

De son côté, Mosharraf Zaidi estime que le scénario le plus probable reste une coalition entre le PML-N et le PPP. «Les suffrages montrent que les Pakistanai­s sont réellement démocratiq­ues, et qu’ils sont autonomes dans le choix de leur leader. C’est un vote de contestati­on et de protestati­on, ce qui me semble sain et excitant. Le Pakistan est un pays complexe, cerné par l’Inde, l’Iran et l’Afghanista­n, ce qui explique que notre armée soit si puissante.» Selon lui, depuis 70 ans, les Pakistanai­s tentent de trouver un équilibre entre un leader charismati­que, capable de mobiliser l’opinion publique, comme Imran Khan, et un dirigeant conscient et respectueu­x de la situation très particuliè­re du pays. Il semble que le scrutin de cette année n’y ait pas fait exception.

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(PESHAWAR, 11 FÉVRIER 2024/ARSHAD ARBAB/EPA) Des partisans du PTI (parti d’Imran Khan) pendant une manifestat­ion contre les allégation­s de fraude lors des élections générales.

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