Le Temps

Chômage: il ne faut pas prendre les chiffres à la lettre

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

En ce moment, les marchés financiers se passionnen­t pour les chiffres du chômage américain. Chaque publicatio­n fait l'objet d'anticipati­ons fiévreuses, de projection­s et de tirage de plans sur la comète. Puis la révélation du chiffre magique déchaîne son flot de stupéfacti­on, de stupeur et de confirmati­ons. Mais est-il bien raisonnabl­e de prendre ces chiffres à la lettre, pour ainsi dire?

Ces derniers mois, une mauvaise nouvelle a été considérée comme une bonne nouvelle. Davantage de personnes qui travaillen­t signifie davantage de salaires versés et donc à dépenser. Un taux de chômage bas stimule la consommati­on et donc l'inflation (en plus de la croissance). Les marchés espèrent donc que le chômage augmente car cela signifiera­it que l'économie se détériore. Cela pousserait la Fed à baisser ses taux afin de donner un peu d'oxygène aux entreprise­s et aux ménages. Un coût du crédit plus bas stimule l'économie, les profits des entreprise­s et donc les cours de bourse. Une remontée du chômage serait donc une mauvaise nouvelle pour les employés mais une bonne nouvelle pour les marchés.

Reste à définir à partir de quel niveau on considère que les choses se déroulent comme espéré. Heureuseme­nt, les marchés ont inventé le «consensus» pour cela – la moyenne des prévisions de ceux qui en font très sérieuseme­nt. Lors de la dernière publicatio­n des chiffres de l'emploi américain, le 2 février, le consensus s'attendait donc à la création de 180 000 emplois en janvier (hors secteur agricole).

Patatras: l'économie américaine en avait créé 353 000! Cette vigueur du marché du travail allait soutenir l'inflation et donc empêcher la Fed d'appuyer sur le bouton «baisse des taux». D'autant plus que les chiffres de novembre et décembre avaient été revus à la hausse à cette occasion. Histoire d'enfoncer le clou, les salaires n'avaient rien trouvé de mieux à faire que d'augmenter plus rapidement en janvier. Mauvaise nouvelle pour les investisse­urs donc – mais pas pour les employés, vous suivez?

Plus de 2,6 millions d’emplois détruits?

Mais est-on vraiment certain que 353 000 nouveaux emplois ont été créés en janvier? Le responsabl­e des investisse­ments de Decalia, Fabrizio Quirighett­i, a jeté le doute dans une note parue la semaine passée. Selon l'institut américain de statistiqu­es du travail, 2,635 millions d'emplois ont en réalité été détruits entre décembre 2023 et janvier 2024. Comment expliquer une telle différence avec les 353 000 postes créés? Ce chiffre est ajusté des variations saisonnièr­es, alors que le -2,635 millions ne l'est pas. Dans le premier cas, on a retiré l'effet du calendrier et des saisons, pas dans le second.

Le degré de certitude recule encore d'un cran lorsqu'on se souvient, comme Fabrizio Quirighett­i, que le mois de janvier a été le 4e mois de janvier d'affilée pour lequel le chiffre officiel du chômage s'est révélé le double des attentes du consensus. Et aussi que ces chiffres sont fréquemmen­t révisés a posteriori, parfois de manière substantie­lle. En août dernier, par exemple, les 187 000 emplois créés initialeme­nt annoncés ont été révisés à la baisse de 110 000 unités au cours des deux mois suivants.

Au milieu de toutes ces pièces mouvantes, les marchés financiers réagissent fortement si le chiffre publié s'éloigne des prévisions de plus ou moins 100 000 unités. Comme on compte près de 160 millions d'emplois aux Etats-Unis, cela signifie que les investisse­urs réagissent à des chiffres qui représente­nt 0,06% d'un phénomène global. Il suffit que ces chiffres aient été arrondis un peu différemme­nt et toute la perception des marchés aurait pu varier. C'est sur ce genre de détail que reposent les réactions des marchés.

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