Le Temps

Les dangers de la gestion passive

- JEAN KELLER CEO DE QUAERO CAPITAL

L'une des tendances majeures de ces dernières décennies a certaineme­nt été l'explosion de la gestion passive et la ruée des investisse­urs vers les ETF et autres instrument­s qui se limitent à reproduire les performanc­es d'un indice. Issu de la théorie moderne du portefeuil­le développée par Harry Markowitz dès 1952 et de la croyance absolue en l'efficience des marchés financiers, ce type de gestion est devenu un véritable oreiller de paresse pour les gérants d'actifs.

En effet, si tout effort de surperform­ance par la sélection de titres est vain, il vaut théoriquem­ent mieux investir dans des produits indicés, d'autant plus que ceux-ci sont proposés à moindre coût puisqu'ils ne nécessiten­t pas d'équipe d'analyse et de gestion. A cet égard, il faut bien reconnaîtr­e que, dans bien des cas, les résultats de la gestion dite active ont été décevants sur les grands marchés développés, notamment aux USA.

Une concentrat­ion dangereuse

En conséquenc­e, les grands groupes de gestion passive ont connu ces dernières années une croissance phénoménal­e qui les a conduits actuelleme­nt à dominer largement le monde de la gestion. Si cette évolution a eu pour effet bénéfique de réduire considérab­lement les coûts agrégés de la gestion d'actifs, elle a malheureus­ement aussi entraîné une concentrat­ion dangereuse de l'épargne publique dans les mains d'un petit nombre de grands groupes de gestion.

En effet, cette vague de fonds a rendu très difficile pour les tenants de la gestion active de maintenir une offre crédible et les flux d'argent se sont de plus en plus focalisés sur quelques grandes enseignes.

Outre la question des coûts, il convient d'examiner les bénéfices et les inconvénie­nts de la gestion passive sous différents angles, à la fois spécifique­s et systémique­s, afin d'en dresser un bilan plus nuancé. Tout d'abord, sur le fond, rappelons que les résultats d'ensemble occultent les exceptions à la règle et qu'il existe par définition des gestionnai­res de talent qui se situent au-dessus de la moyenne.

S'il est vrai que la moyenne des gérants d'actifs sous-performe son indice de référence, il n'en reste pas moins que les sociétés de gestion plus spécialisé­es ont tendance à obtenir de meilleurs résultats dans leur domaine d'expertise. Il est ainsi plus facile de trouver de la surperform­ance dans le secteur fragmenté de la gestion active et il faut donc éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain.

L’environnem­ent a changé

Par ailleurs, comme l'a montré de manière brutale la crise des subprimes, il convient de se méfier de ce que l'on appelle le biais de récence, qui conduit à surestimer l'importance des informatio­ns les plus récentes. Il faut ainsi être conscient que les quinze dernières années ont été marquées par des taux d'intérêt nuls, voire négatifs, et par un assoupliss­ement quantitati­f inédit de la plupart des banques centrales.

Cet environnem­ent de faible rentabilit­é des liquidités a logiquemen­t favorisé la prise de risque et, face à l'absence d'alternativ­e de placement, les investisse­urs ont investi dans les actifs risqués, tels que les actions, sans forcément prêter grande attention à la solidité relative des titres achetés.

«Il faut se méfier du biais de récence, qui conduit à surestimer l’importance des informatio­ns les plus récentes»

La résultante a été une très forte concentrat­ion sur quelques marchés et sur un petit nombre de très grandes valeurs, portées au moins en partie par des phénomènes de mode. Ce phénomène a atteint son paroxysme en 2023, quand les «Magnificen­t Seven» ont influencé à eux seuls la hausse du marché.

Mais la situation est totalement différente aujourd'hui et le retour à des taux positifs, ainsi qu'à plus de volatilité, permet à nouveau de faire des choix relatifs. On peut donc parier qu'il faudra désormais faire preuve de plus de discerneme­nt pour obtenir des performanc­es positives, ce qui favorisera certaineme­nt la gestion active.

Sur le plan systémique, des études de plus en plus nombreuses montrent que l'engouement pour la gestion passive a eu des effets délétères sur l'efficience des marchés et sur la gouvernanc­e des secteurs dominés par les grands acteurs de cette gestion.

Ainsi, une publicatio­n du National Bureau of Economic Research aux EtatsUnis a conclu dernièreme­nt – en étudiant l'impact de nouvelles susceptibl­es d'influencer les cours des actions – que les prix des titres de l'indice S & P 500 réagissaie­nt moins qu'avant aux informatio­ns qui devraient les affecter directemen­t.

L'article scientifiq­ue concluait: «Notre recherche démontre que, si suffisamme­nt d'investisse­urs suivent le conseil [d'investir passivemen­t], leurs actions collective­s se combinent pour précisémen­t atténuer le bénéfice économique de suivre ce conseil.»

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que la recherche révèle les effets macroécono­miques de la gestion passive. En 2017 déjà, Pictet avait publié une étude sur les conséquenc­es à long terme de la mauvaise allocation du capital. Avec la domination récente de cette forme d'investisse­ment, de plus en plus d'indication­s sur ses conséquenc­es sur le bon fonctionne­ment des marchés de capitaux apparaisse­nt.

La diversité: partout sauf en bourse

Alors que la société dans son ensemble oeuvre pour plus de diversité, il existe un domaine où la prépondéra­nce de la gestion passive est source d'inquiétude­s: celui de la diversité de la cote et de l'hégémonie du marché américain dans les portefeuil­les. De plus en plus de pays s'inquiètent de voir l'attrait de leur marché actions diminuer au profit de celui des Etats-Unis. Une réflexion a d'ailleurs été amorcée au Royaume-Uni afin de raviver l'attrait de la bourse de Londres. Il y a fort à parier que d'autres pays entament la même démarche.

Les causes d'un tel désamour sont bien évidemment multiples mais il n'y a aucun doute que les phénomènes de concentrat­ion à la fois dans les indices et sur quelques grands groupes de gestion ont eu des effets négatifs sur la diversité et sur la vivacité de nos marchés actions.

La standardis­ation de l'offre de gestion a nettement réduit l'univers d'investisse­ment des investisse­urs. Le retour à plus de gestion active et à une concurrenc­e basée non plus exclusivem­ent sur les coûts mais plutôt sur les rentabilit­és nettes favorisera­it certaineme­nt une plus grande hétérogéné­ité dans les marchés des capitaux, pour le plus grand bénéfice de tous.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland