Le Temps

«Il faut créer des stocks de métaux rares»

Bismuth, indium, rhénium et autres sont appelés à jouer un rôle clé dans la transition énergétiqu­e. Ils font l’objet de convoitise­s inquiétant­es. Point de situation avec Vincent Donnen, un expert du secteur à Genève

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD ÉTIENNE @rietienne

La sacoche de Vincent Donnen, un consultant en métaux rares, est lourde ce lundi 15 janvier. Et pour cause, elle contient de nombreux métaux, ceux qui figurent parmi les plus rares au monde. Un flacon contient du bismuth, qui trouve des applicatio­ns dans l’industrie médicale, un autre de l’indium, utilisé dans des écrans, ou du rhénium, le dernier élément non radioactif à avoir été découvert, en 1923. Une fiole abrite du cobalt. Il y a aussi du tellure.

Et du gallium, dont la Chine a restreint les exportatio­ns cet été et qui fond à 28 degrés Celsius. Il suffit de le mettre dans sa main et ça devient liquide. Tous ces éléments sont gris, plus ou moins clairs et argentés, sous forme de lingots, de pellets ou fragmentés. Même le cobalt, dont on dit souvent qu’il est bleu, est gris.

Le fondateur de la Compagnie Des Métaux Rares, établie à Genève, dépose sa collection sur la table. Elle servira de décor pour l’entretien qu’il a accordé au Temps dans une célèbre brasserie genevoise. Les échantillo­ns sont inertes bien sûr, mais il en émane une énergie qui évoque les oeuvres de Tolkien.

Sans métaux, pas de transition énergétiqu­e. Or il pourrait en manquer, qu’ils soient rares ou non. Ces métaux sont souvent présentés comme le nouveau pétrole. Que fait l’Europe, qui a délocalisé son industrie extractive, pour s’en garantir un accès? Vincent Donnen nous brosse un tableau général et il ne mâche pas ses mots.

La Compagnie Des Métaux Rares se trouve à Genève mais elle est méconnue de nos lecteurs. Quel service rendelle? Je l’ai cofondée en 2013 et nous sommes trois associés. J’étais gestionnai­re de portefeuil­le et je voulais acheter des métaux rares car, avec la décarbonat­ion, l’émergence de la Chine dans cette industrie et le début de restrictio­n dans l’exportatio­n de certains métaux, ça me semblait intéressan­t. Mais il n’y avait aucun véhicule financier pour le faire. On peut acheter des actions de groupes miniers, mais aucun d’entre eux produit uniquement des métaux rares, car ces derniers sont toujours des sous-produits d’autres métaux. De même, il n’y a pas d’ETF sur les métaux rares. Nous achetons donc physiqueme­nt les métaux que nous stockons.

Et peut-on acquérir des métaux rares par votre biais? Oui, mais la demande est marginale, malgré l’importance des métaux rares. Il n’y avait, ces dernières années, que peu d’intérêt pour les matières premières chez les gérants. Nous avons été en décalage par rapport au marché. Paradoxale­ment, les critères ESG poussent les financiers à ne pas investir dans les métaux car l’industrie extractive est associée à une image «sale», alors que les métaux rares sont le plus souvent destinés aux énergies renouvelab­les.

Il y a les métaux rares, les terres rares, les métaux critiques, nobles, stratégiqu­es. Comment fait-on la différence? Il y a les métaux de base, d’infrastruc­ture, abondants et utilisés pour la plupart depuis longtemps, comme le cuivre, le zinc, le nickel ou l’aluminium. Les métaux précieux ou nobles (or, platine, argent, rhodium) valent très cher et sont très rares. Ils résistent à différents acides et à l’oxydation. L’or ne rouille pas. C’est sa capacité à conserver sa valeur qui le rend si prisé. Les métaux rares, ou mineurs, dont font partie les terres rares, ne sont traditionn­ellement pas négociés en bourse. Leur production est faible, les applicatio­ns technologi­ques. Les métaux critiques sont essentiels à certaines chaînes de valeur économique. Ils deviennent stratégiqu­es lorsque leurs usages impactent la souveraine­té des Etats. Des métaux rares peuvent être précieux, critiques ou stratégiqu­es.

Vous disiez que l’industrie extractive souffre d’une mauvaise image… Certains métaux plus que d’autres. Prenez l’exemple de l’or, un métal précieux mais qui, industriel­lement, ne sert quasiment à rien. Son extraction est pourtant beaucoup moins critiquée que celle d’autres métaux, comme le cobalt, essentiel à la transition énergétiqu­e. L’or représente presque un tiers de la pollution métallique dans le monde. Or l’industrie minière consomme 5% de l’énergie mondiale. Donc en gros, l’or génère environ 2% des émissions mondiales et ne sert à rien. Personne ne voit cet éléphant dans la pièce.

En quoi le bilan des autres métaux est-il meilleur? Prenez l’exemple du rhénium. Sa production pollue, mais son utilisatio­n dans des superallia­ges pour des moteurs d’avion augmente leur efficience et baisse leur consommati­on d’énergie. Si on prend en compte l’extraction, polluante, et l’apport pour la transition écologique, alors le bilan pour la plupart des métaux est positif. Pour l’améliorer, il faut renforcer leur recyclage.

A quel point les métaux rares risquentil­s de manquer? La décarbonat­ion, la croissance démographi­que, la hausse du niveau de vie et l’essor technologi­que requièrent une quantité croissante de métaux rares. Il y a un siècle, on disposait de moins de technologi­es et on pouvait se contenter de fer, d’acier ou de cuivre. Le premier usage d’un métal rare fut le molybdène pour les culasses de canons lors du premier conflit mondial. Aujourd’hui, les nouveaux outils nécessiten­t beaucoup plus de métaux et d’alliages. L’économie mondiale est comme une maison sur pilotis: les poutres sont les métaux de base et les vis et boulons, présents en plus petite quantité mais essentiels, les métaux rares. Des métaux, en général il y en a assez, mais l’enjeu c’est d’en produire suffisamme­nt à un prix intéressan­t. Et là, c’est plus compliqué.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’utilisatio­n des métaux? Une éolienne offshore a des aimants permanents néodyme-fer-bore qui permettent de se passer de boîtes de vitesses et diminuent le besoin de maintenanc­e. L’ajout d’autres terres rares (dysprosium et terbium) permet d’augmenter le point de Curie, la températur­e au-delà de laquelle un aimant perd ses propriétés magnétique­s. Le ruthénium est nécessaire dans les technologi­es de membranes à échanges de protons pour produire de l’hydrogène vert à partir d’énergies intermitte­ntes. Le vanadium, le molybdène ou le tungstène renforcent de manière spectacula­ire la résistance des aciers.

A-t-on suffisamme­nt de métaux rares pour la transition énergétiqu­e? A nous de réfléchir à la rendre moins intensive en métaux. L’énergie nucléaire est très peu intensive en métaux, performant­e en tout temps. Le pompage-turbinage requiert infiniment moins de métaux que les batteries, mais il faut des dispositio­ns géographiq­ues particuliè­res pour cela. S’il n’y a pas assez de métaux, de nouveaux équilibres se formeront. C’est-à-dire? Si le cuivre est trop cher, son prix augmentera et évincera les usages ayant la plus faible valeur ajoutée. On privilégie­ra des solutions qui en utilisent moins, peut-être moins efficaces. Des innovation­s vont sans doute encore permettre de trouver des substituts. Les batteries LFP [lithium, fer, phosphate, ndlr] remplacent les batteries au cobalt dans des véhicules électrique­s. Les panneaux solaires qui comportaie­nt du cuivre, de l’indium, du gallium et du sélénium ne sont plus fabriqués, car ces métaux sont devenus trop chers. Le ruthénium, utilisé dans des moteurs d’avion, est devenu très cher dans les années 2000, quand IBM en a eu besoin pour des disques durs. Depuis RollsRoyce [fabricant de moteurs d’avion] n’en utilise plus.

L’Union européenne veut se garantir un accès aux métaux et relocalise­r son industrie. Elle a fait passer une loi sur les matières premières critiques en novembre. Qu’en pensez-vous? Le CRM Act est passé en neuf mois, ce qui est historique­ment rapide. Ses objectifs sont ambitieux: en 2030, 40% des métaux critiques consommés en Europe doivent y être raffinés, un quart d’entre eux doivent provenir du recyclage et 10% de mines en Europe. Ouvrir une mine en Europe prend en moyenne plus de dix ans, un chiffre que Bruxelles veut baisser à vingt-sept mois. Les industriel­s s’adresseron­t à un guichet unique, qui gérera toute l’administra­tion. Idem dans l’affinage et le recyclage des métaux. C’est très ambitieux.

L’Europe se donne-t-elle les moyens de ses ambitions? Thierry Breton [commissair­e chargé de la politique industriel­le de l’UE] a changé la donne. L’Europe prend conscience des enjeux liés aux ressources. Elle s’est crue trop longtemps à l’abri, comme si elle pouvait encore piocher dans ses ex-colonies. Il y a dix ans, l’Indonésie a arrêté d’exporter des minerais, pour les transforme­r sur place. Ce pays veut désormais arrêter d’exporter des métaux, pour aller plus loin dans la chaîne de valeur. Le nationalis­me de ressources, ce n’est pas qu’en Chine. Les chaebols coréens et les keiretsu japonais ont aussi une approche plus résiliente que les entreprise­s françaises: un Samsung ou un Toyota s’active tout au long de sa chaîne d’approvisio­nnement.

Quelles sont les dernières avancées en Europe? Outre le CRM Act, l’agence européenne des statistiqu­es a créé en deux ans 200 nouveaux codes douaniers pour les métaux critiques, en France, l’Observatoi­re français des ressources minérales stratégiqu­es pour les filières industriel­les a été créé. On se dote des outils pour affiner le diagnostic.

Les Etats-Unis ont-ils mieux réagi, avec leur «Inflation Reduction Act» (IRA) qui subvention­ne les énergies renouvelab­les? Le CRM Act doit encore définir comment atteindre ses objectifs de relocalisa­tion et ce sera complexe avec la crise énergétiqu­e. Les Etats-Unis ont l’IRA mais ils bénéficien­t aussi d’une énergie beaucoup moins chère. L’Europe doit absolument trouver un moyen de réduire les prix de l’énergie, qui fait que sa sidérurgie, la chimie et d’autres pans de son économie, fonctionne­nt au ralenti. L’industrie des métaux est énergivore. Le broyage des roches pour obtenir des métaux, c’est près de 5% de l’énergie mondiale.

Quel rôle les Etats européens, ou Bruxelles, doivent-ils jouer dans ce cadre? L’Europe doit prendre la main. Nous sommes en concurrenc­e avec des groupes massivemen­t subvention­nés, de façon déloyale, par une Chine qui restreint les accès à son marché. Il faut se protéger avec des subvention­s, des restrictio­ns aux importatio­ns, des taxes. En France, un bonus automobile basé sur les émissions de carbone lors de la production a été mis en place. Les voitures électrique­s chinoises ne sont donc plus éligibles car la Chine tourne au charbon. L’Europe doit aussi créer des stocks stratégiqu­es de métaux rares pour bénéficier d’un tampon en cas de pénurie. Tesla a mis à l’arrêt son usine à Berlin car les attaques de rebelles houthis ont freiné l’arrivée de composants. Il y a beaucoup d’alertes similaires. Les chaînes d’approvisio­nnement sont fragiles.

Recycler des métaux rares, présents en petite quantité et difficiles à isoler, n’est pas forcément rentable. L’Etat doit-il aussi intervenir sur ce front?

Le problème des métaux rares, c’est qu’ils sont utilisés en faibles quantités, ce qui rend leur recyclage complexe et cher. Un écran LCD ordinaire utilise 0,7 gramme d’indium par mètre carré. Impossible de les recycler aux prix du marché. L’obligation de recyclage (prévue par le CRM Act) peut aboutir à la création d’un marché spécifique aux métaux recyclés avec un prix qui pourrait être différent de celui des métaux issus de la mine. Le recyclage doit en revanche concerner l’ensemble des métaux, y compris les plus rares.

Pourquoi? Si le recyclage ne concerne que les métaux de base, il limitera la production minière de ces métaux, une bonne chose mais ce faisant, il limitera aussi la production des métaux sous-produits associés. Or, si ces derniers ne sont pas recyclés, cela pourrait aboutir à un déficit plus important de métaux rares. La régulation doit donc être fine. Si on se met à recycler tout le platine par exemple, cela entraînera la fermeture de mines. Or parmi les sous-produits du platine figurent le ruthénium, le rhodium et l’iridium dont le monde a besoin.

«L’Europe prend conscience des enjeux liés aux ressources. Elle s’est crue trop longtemps à l’abri»

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MAGALI DOUGADOS POUR LE TEMPS) (GENÈVE, 15 JANVIER 2024/ Vincent Donnen: «L’or est un métal précieux mais qui, industriel­lement, ne sert quasiment à rien.»

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