«Il faut créer des stocks de métaux rares»
Bismuth, indium, rhénium et autres sont appelés à jouer un rôle clé dans la transition énergétique. Ils font l’objet de convoitises inquiétantes. Point de situation avec Vincent Donnen, un expert du secteur à Genève
La sacoche de Vincent Donnen, un consultant en métaux rares, est lourde ce lundi 15 janvier. Et pour cause, elle contient de nombreux métaux, ceux qui figurent parmi les plus rares au monde. Un flacon contient du bismuth, qui trouve des applications dans l’industrie médicale, un autre de l’indium, utilisé dans des écrans, ou du rhénium, le dernier élément non radioactif à avoir été découvert, en 1923. Une fiole abrite du cobalt. Il y a aussi du tellure.
Et du gallium, dont la Chine a restreint les exportations cet été et qui fond à 28 degrés Celsius. Il suffit de le mettre dans sa main et ça devient liquide. Tous ces éléments sont gris, plus ou moins clairs et argentés, sous forme de lingots, de pellets ou fragmentés. Même le cobalt, dont on dit souvent qu’il est bleu, est gris.
Le fondateur de la Compagnie Des Métaux Rares, établie à Genève, dépose sa collection sur la table. Elle servira de décor pour l’entretien qu’il a accordé au Temps dans une célèbre brasserie genevoise. Les échantillons sont inertes bien sûr, mais il en émane une énergie qui évoque les oeuvres de Tolkien.
Sans métaux, pas de transition énergétique. Or il pourrait en manquer, qu’ils soient rares ou non. Ces métaux sont souvent présentés comme le nouveau pétrole. Que fait l’Europe, qui a délocalisé son industrie extractive, pour s’en garantir un accès? Vincent Donnen nous brosse un tableau général et il ne mâche pas ses mots.
La Compagnie Des Métaux Rares se trouve à Genève mais elle est méconnue de nos lecteurs. Quel service rendelle? Je l’ai cofondée en 2013 et nous sommes trois associés. J’étais gestionnaire de portefeuille et je voulais acheter des métaux rares car, avec la décarbonation, l’émergence de la Chine dans cette industrie et le début de restriction dans l’exportation de certains métaux, ça me semblait intéressant. Mais il n’y avait aucun véhicule financier pour le faire. On peut acheter des actions de groupes miniers, mais aucun d’entre eux produit uniquement des métaux rares, car ces derniers sont toujours des sous-produits d’autres métaux. De même, il n’y a pas d’ETF sur les métaux rares. Nous achetons donc physiquement les métaux que nous stockons.
Et peut-on acquérir des métaux rares par votre biais? Oui, mais la demande est marginale, malgré l’importance des métaux rares. Il n’y avait, ces dernières années, que peu d’intérêt pour les matières premières chez les gérants. Nous avons été en décalage par rapport au marché. Paradoxalement, les critères ESG poussent les financiers à ne pas investir dans les métaux car l’industrie extractive est associée à une image «sale», alors que les métaux rares sont le plus souvent destinés aux énergies renouvelables.
Il y a les métaux rares, les terres rares, les métaux critiques, nobles, stratégiques. Comment fait-on la différence? Il y a les métaux de base, d’infrastructure, abondants et utilisés pour la plupart depuis longtemps, comme le cuivre, le zinc, le nickel ou l’aluminium. Les métaux précieux ou nobles (or, platine, argent, rhodium) valent très cher et sont très rares. Ils résistent à différents acides et à l’oxydation. L’or ne rouille pas. C’est sa capacité à conserver sa valeur qui le rend si prisé. Les métaux rares, ou mineurs, dont font partie les terres rares, ne sont traditionnellement pas négociés en bourse. Leur production est faible, les applications technologiques. Les métaux critiques sont essentiels à certaines chaînes de valeur économique. Ils deviennent stratégiques lorsque leurs usages impactent la souveraineté des Etats. Des métaux rares peuvent être précieux, critiques ou stratégiques.
Vous disiez que l’industrie extractive souffre d’une mauvaise image… Certains métaux plus que d’autres. Prenez l’exemple de l’or, un métal précieux mais qui, industriellement, ne sert quasiment à rien. Son extraction est pourtant beaucoup moins critiquée que celle d’autres métaux, comme le cobalt, essentiel à la transition énergétique. L’or représente presque un tiers de la pollution métallique dans le monde. Or l’industrie minière consomme 5% de l’énergie mondiale. Donc en gros, l’or génère environ 2% des émissions mondiales et ne sert à rien. Personne ne voit cet éléphant dans la pièce.
En quoi le bilan des autres métaux est-il meilleur? Prenez l’exemple du rhénium. Sa production pollue, mais son utilisation dans des superalliages pour des moteurs d’avion augmente leur efficience et baisse leur consommation d’énergie. Si on prend en compte l’extraction, polluante, et l’apport pour la transition écologique, alors le bilan pour la plupart des métaux est positif. Pour l’améliorer, il faut renforcer leur recyclage.
A quel point les métaux rares risquentils de manquer? La décarbonation, la croissance démographique, la hausse du niveau de vie et l’essor technologique requièrent une quantité croissante de métaux rares. Il y a un siècle, on disposait de moins de technologies et on pouvait se contenter de fer, d’acier ou de cuivre. Le premier usage d’un métal rare fut le molybdène pour les culasses de canons lors du premier conflit mondial. Aujourd’hui, les nouveaux outils nécessitent beaucoup plus de métaux et d’alliages. L’économie mondiale est comme une maison sur pilotis: les poutres sont les métaux de base et les vis et boulons, présents en plus petite quantité mais essentiels, les métaux rares. Des métaux, en général il y en a assez, mais l’enjeu c’est d’en produire suffisamment à un prix intéressant. Et là, c’est plus compliqué.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’utilisation des métaux? Une éolienne offshore a des aimants permanents néodyme-fer-bore qui permettent de se passer de boîtes de vitesses et diminuent le besoin de maintenance. L’ajout d’autres terres rares (dysprosium et terbium) permet d’augmenter le point de Curie, la température au-delà de laquelle un aimant perd ses propriétés magnétiques. Le ruthénium est nécessaire dans les technologies de membranes à échanges de protons pour produire de l’hydrogène vert à partir d’énergies intermittentes. Le vanadium, le molybdène ou le tungstène renforcent de manière spectaculaire la résistance des aciers.
A-t-on suffisamment de métaux rares pour la transition énergétique? A nous de réfléchir à la rendre moins intensive en métaux. L’énergie nucléaire est très peu intensive en métaux, performante en tout temps. Le pompage-turbinage requiert infiniment moins de métaux que les batteries, mais il faut des dispositions géographiques particulières pour cela. S’il n’y a pas assez de métaux, de nouveaux équilibres se formeront. C’est-à-dire? Si le cuivre est trop cher, son prix augmentera et évincera les usages ayant la plus faible valeur ajoutée. On privilégiera des solutions qui en utilisent moins, peut-être moins efficaces. Des innovations vont sans doute encore permettre de trouver des substituts. Les batteries LFP [lithium, fer, phosphate, ndlr] remplacent les batteries au cobalt dans des véhicules électriques. Les panneaux solaires qui comportaient du cuivre, de l’indium, du gallium et du sélénium ne sont plus fabriqués, car ces métaux sont devenus trop chers. Le ruthénium, utilisé dans des moteurs d’avion, est devenu très cher dans les années 2000, quand IBM en a eu besoin pour des disques durs. Depuis RollsRoyce [fabricant de moteurs d’avion] n’en utilise plus.
L’Union européenne veut se garantir un accès aux métaux et relocaliser son industrie. Elle a fait passer une loi sur les matières premières critiques en novembre. Qu’en pensez-vous? Le CRM Act est passé en neuf mois, ce qui est historiquement rapide. Ses objectifs sont ambitieux: en 2030, 40% des métaux critiques consommés en Europe doivent y être raffinés, un quart d’entre eux doivent provenir du recyclage et 10% de mines en Europe. Ouvrir une mine en Europe prend en moyenne plus de dix ans, un chiffre que Bruxelles veut baisser à vingt-sept mois. Les industriels s’adresseront à un guichet unique, qui gérera toute l’administration. Idem dans l’affinage et le recyclage des métaux. C’est très ambitieux.
L’Europe se donne-t-elle les moyens de ses ambitions? Thierry Breton [commissaire chargé de la politique industrielle de l’UE] a changé la donne. L’Europe prend conscience des enjeux liés aux ressources. Elle s’est crue trop longtemps à l’abri, comme si elle pouvait encore piocher dans ses ex-colonies. Il y a dix ans, l’Indonésie a arrêté d’exporter des minerais, pour les transformer sur place. Ce pays veut désormais arrêter d’exporter des métaux, pour aller plus loin dans la chaîne de valeur. Le nationalisme de ressources, ce n’est pas qu’en Chine. Les chaebols coréens et les keiretsu japonais ont aussi une approche plus résiliente que les entreprises françaises: un Samsung ou un Toyota s’active tout au long de sa chaîne d’approvisionnement.
Quelles sont les dernières avancées en Europe? Outre le CRM Act, l’agence européenne des statistiques a créé en deux ans 200 nouveaux codes douaniers pour les métaux critiques, en France, l’Observatoire français des ressources minérales stratégiques pour les filières industrielles a été créé. On se dote des outils pour affiner le diagnostic.
Les Etats-Unis ont-ils mieux réagi, avec leur «Inflation Reduction Act» (IRA) qui subventionne les énergies renouvelables? Le CRM Act doit encore définir comment atteindre ses objectifs de relocalisation et ce sera complexe avec la crise énergétique. Les Etats-Unis ont l’IRA mais ils bénéficient aussi d’une énergie beaucoup moins chère. L’Europe doit absolument trouver un moyen de réduire les prix de l’énergie, qui fait que sa sidérurgie, la chimie et d’autres pans de son économie, fonctionnent au ralenti. L’industrie des métaux est énergivore. Le broyage des roches pour obtenir des métaux, c’est près de 5% de l’énergie mondiale.
Quel rôle les Etats européens, ou Bruxelles, doivent-ils jouer dans ce cadre? L’Europe doit prendre la main. Nous sommes en concurrence avec des groupes massivement subventionnés, de façon déloyale, par une Chine qui restreint les accès à son marché. Il faut se protéger avec des subventions, des restrictions aux importations, des taxes. En France, un bonus automobile basé sur les émissions de carbone lors de la production a été mis en place. Les voitures électriques chinoises ne sont donc plus éligibles car la Chine tourne au charbon. L’Europe doit aussi créer des stocks stratégiques de métaux rares pour bénéficier d’un tampon en cas de pénurie. Tesla a mis à l’arrêt son usine à Berlin car les attaques de rebelles houthis ont freiné l’arrivée de composants. Il y a beaucoup d’alertes similaires. Les chaînes d’approvisionnement sont fragiles.
Recycler des métaux rares, présents en petite quantité et difficiles à isoler, n’est pas forcément rentable. L’Etat doit-il aussi intervenir sur ce front?
Le problème des métaux rares, c’est qu’ils sont utilisés en faibles quantités, ce qui rend leur recyclage complexe et cher. Un écran LCD ordinaire utilise 0,7 gramme d’indium par mètre carré. Impossible de les recycler aux prix du marché. L’obligation de recyclage (prévue par le CRM Act) peut aboutir à la création d’un marché spécifique aux métaux recyclés avec un prix qui pourrait être différent de celui des métaux issus de la mine. Le recyclage doit en revanche concerner l’ensemble des métaux, y compris les plus rares.
Pourquoi? Si le recyclage ne concerne que les métaux de base, il limitera la production minière de ces métaux, une bonne chose mais ce faisant, il limitera aussi la production des métaux sous-produits associés. Or, si ces derniers ne sont pas recyclés, cela pourrait aboutir à un déficit plus important de métaux rares. La régulation doit donc être fine. Si on se met à recycler tout le platine par exemple, cela entraînera la fermeture de mines. Or parmi les sous-produits du platine figurent le ruthénium, le rhodium et l’iridium dont le monde a besoin.
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«L’Europe prend conscience des enjeux liés aux ressources. Elle s’est crue trop longtemps à l’abri»