Incapable de consensus, Genève supplante sa caricature
L’inaptitude des élus à trouver des compromis provoque une avalanche de votes populaires, ce qui contraste avec ce que l’on observe ailleurs en Suisse romande. La baisse proposée des seuils pour les référendums pourrait accentuer cette tendance
Genève est si mal gouverné que sa prospérité exceptionnelle relève d’une sorte de miracle créé ex nihilo. Ses élus se révèlent le plus souvent incapables de légiférer en dégageant des consensus susceptibles de bénéficier à la majorité de la population. Si bien que cette dernière devient l’arbitre permanent de ces divergences, sur des sujets tantôt essentiels, tantôt insignifiants. Le canton est champion suisse en matière de consultation populaire et il ne faut pas aller en chercher les raisons plus loin que dans la polarisation de l’arène politique.
Le 3 mars, les Genevois voteront pour décider s’ils veulent voter davantage, à la suite d’une révision de la Constitution prévoyant d’abaisser le nombre de signatures requises pour faire aboutir initiatives et référendums. Sept autres objets leur sont soumis, les trois quarts exprimant un désaccord entre le Conseil d’Etat et le Grand Conseil, pourtant tous deux dominés par la droite.
Au passage, on gaspille du temps et de l’argent. Un bel exemple provient des deux votes à venir sur l’aménagement du vaste périmètre Praille-Acacias-Vernets: le peuple a déjà répondu en 2018 aux questions qui lui sont présentées. N’ayant pas digéré sa défaite dans les urnes, la droite est revenue à la charge en mai. Et la gauche a déclenché un référendum. On prend donc les mêmes et on recommence.
Cette culture quérulente s’explique par l’existence de forces politiques dont la vitalité se nourrit dans l’opposition, comme l’UDC, le MCG ou la gauche de la gauche. Elles incarnent un électorat protestataire et jouent leur partition. Mais les partis gouvernementaux ne sont pas en reste. Malgré
Le résultat d’ensemble est une démocratie directe dévoyée
ses deux fauteuils au Conseil d’Etat, le PLR ferraille régulièrement contre ses propres magistrates. Quant à la gauche, minorisée, elle combat invariablement la plus petite mesure d’économie ou d’efficience dans l’administration et la fonction publique.
Le sempiternel débat budgétaire illustre ces errements jusqu’à la caricature. En plénière, on s’écharpe pour le moindre poste d’enseignant ou de policier. En général, la droite l’emporte. Puis le Conseil d’Etat renouvelle sa demande à travers un crédit supplémentaire, qui obtient une large adhésion dans le cadre confidentiel de la Commission des finances. Preuve que tout cela s’apparente à une posture.
Le résultat d’ensemble est une démocratie directe dévoyée, où le peuple tranche sur tout et son contraire à la place de ses élus, lesquels sapent la démocratie représentative dont découle leur légitimité. Dans ces conditions, la défiance envers les élites ne peut que s’accroître et l’électorat contestataire se renforcer.
Voter pour accepter ou refuser de voter plus facilement, et probablement plus souvent. C’est ce choix qui est soumis aux Genevois, appelés à se prononcer le 3 mars sur un changement de la Constitution. Il s’agit d’abaisser le nombre de signatures nécessaires à l’aboutissement d’une initiative ou d’un référendum facultatif, au niveau cantonal et communal, alors que Genève est déjà le champion suisse en matière de consultation populaire.
De l’aveu même des élus, l’explication réside dans la «culture politique du bout du lac, combative, contradictoire et bouillonnante». De ce tempérament de bretteur découle «l’incapacité du Grand Conseil à adopter des lois susceptibles de rassembler une majorité large», explique Pascal Sciarini, politologue à l’Université de Genève.
A cet égard, la nouvelle législature entamée le 1er mai 2023, qui place la droite en position de force, démarre sur les chapeaux de roues. Dans trois semaines, huit objets cantonaux sont soumis à la population, dont sept résultent de décisions prises par le nouveau parlement.
Symptôme de la polarisation de la vie politique, les avis de l’exécutif et du législatif divergent sur six des huit objets soumis au peuple. On n’hésite pas non plus à faire revoter les Genevois, comme ce sera le cas sur l’aménagement de la zone Praille-Acacias-Vernets.
La suite ne sera pas plus reposante, avec au moins cinq référendums aboutis ou annoncés sur des objets aussi divers que la petite enfance, le suicide assisté, l’aménagement ou la fiscalité. Si bien qu’en neuf mois, Genève dépasse déjà la moyenne de la période 2018-2023, pourtant élevée à 6,6 par an.
Le boom du millénaire
Faut-il d’autres chiffres pour s’en convaincre? Entre 2004 et 2020, 338 objets ont été soumis au vote dans les six cantons romands; plus de la moitié ont eu lieu à Genève. Un examen attentif des scrutins montre que ce ne sont pas les référendums obligatoires ou facilités qui l’expliquent.
Genève n’a pourtant pas toujours été gouverné de cette façon. Dans son livre Politique suisse. Institutions, acteurs, processus, Pascal Sciarini montre qu’entre 1970 et 1996, Genève se classait douzième sur 24 cantons en matière de consultation populaire, avec un nombre de votes inférieur à la moyenne nationale (Glaris et Appenzell Rhodes-Intérieures pratiquent la Landsgemeinde et sont exclus du recensement). Après cela, le nombre d’initiatives populaires et de référendums obligatoires augmente, mais ce sont surtout les référendums facultatifs qui explosent. A l’exception de Bâle-Ville qui n’est pas loin, Genève en compte deux fois plus que ses poursuivants. Cette évolution contraste avec la stabilité observée à Fribourg et dans les cantons de Vaud et du Jura, tandis que les recours au peuple ont diminué en Valais et à Neuchâtel.
Au vu de l’inaptitude au compromis qui caractérise les élus genevois, le phénomène pourrait s’accentuer si la population venait à accepter la révision proposée. Soumise au référendum obligatoire, la loi baisse de 3 à 2% du corps électoral le nombre de signatures requises (8307 en 2024) pour une initiative constitutionnelle, et de 2 à 1,5% (5538) s’agissant des initiatives législatives ou des référendums facultatifs. Au Grand Conseil, le PLR, Le Centre et Libertés et justice sociale ont perdu face à une majorité contre nature composée du PS, des Vert·e·s, du MCG et de l’UDC.
C’est d’ailleurs l’UDC Stéphane Florey qui est à l’origine du projet. Il soutient d’abord que la pandémie aurait rendu les gens plus méfiants quand on les aborde dans la rue. En outre, la population serait de plus en plus réticente à transmettre ses coordonnées.
Enfin, le nombre de signatures non valables a augmenté sans que l’on se l’explique. «Par le passé, une marge de 10% était jugée confortable. Il arrive désormais qu’on ait 25% de déchets», indique le député.
Déséquilibre et engorgement
En commission, le projet a été abruptement abandonné l’année dernière, à la suite d’un vote de non-entrée en matière. Le député d’Ensemble à gauche Pierre Vanek l’a ressuscité, en déposant un amendement sous forme de compromis, flanqué de «sept très bonnes raisons» à l’appui.
Ironie de l’histoire, le vote final a eu lieu en son absence, après les élections d’avril dernier lors desquelles son parti avait été bouté hors du Grand Conseil. Il estime que le projet ne répond pas à une logique partisane, mais de renforcement de la démocratie directe. Surtout, il juge «incongru» que des référendums importants nécessitent dix fois plus de signatures que sur le logement ou la fiscalité, deux domaines où le référendum est dit «facilité» et ne requiert que 500 signatures.
Au PLR, Joëlle Fiss pense au contraire que le statu quo est satisfaisant «par l’équilibre qu’il crée entre démocratie représentative et démocratie directe, étant rappelé que le Grand Conseil genevois est le seul, avec celui de Neuchâtel, à pouvoir déposer des projets de loi». Un tiers des lois adoptées à Genève depuis 2015 émanent de députés. Ailleurs, cette prérogative est l’apanage du Conseil d’Etat.
D’ailleurs, l’exécutif cantonal est du même avis. Il redoute que l’exercice des droits politiques soit «banalisé, voire galvaudé, s’il était trop facile d’accès». Et s’inquiète d’un déséquilibre pouvant entraver «la bonne marche des institutions». Pascal Sciarini ajoute que «la démocratie représentative s’affaiblit par la faute même des élites qui la composent». De quoi craindre qu’une «fatigue démocratique» s’instaure à Genève, sans parler d’un engorgement de la Chancellerie, noyée sous les scrutins.
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«La démocratie représentative s’affaiblit par la faute même des élites qui la composent» PASCAL SCIARINI, POLITOLOGUE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE