Le Temps

Une affaire d’inceste secoue une famille très religieuse

Jugé pour avoir abusé de sa petite soeur, le prévenu plaide l’ivresse et l’amnésie totale. Le jeune homme doit également répondre de viol sur son ex-compagne. Récit d’une audience intense

- X FATI MANSOUR @fatimansou­r

C'est un dossier atypique que doit trancher le Tribunal correction­nel de Genève. Le prévenu, un tout jeune homme, élevé dans la foi chrétienne et éduqué selon des principes très stricts, est accusé d'avoir profité d'une nuit d'ivresse pour abuser de sa petite soeur de 16 ans. Le prévenu affirme n'avoir aucun souvenir de cette nuit du 25 décembre 2019. Il a certes eu des soupçons en se réveillant tout nu dans le même lit, puis un choc en voyant sa mère arriver dans sa chambre en exhibant un préservati­f découvert dans la buanderie.

«C'était le moment le plus intense de ma vie. J'aurais aimé avoir un mot assez fort pour décrire cette explosion dans mon cerveau.» Sans mémoire des faits, il n'imagine toutefois pas avoir forcé les choses. Tout comme il conteste fermement avoir fait vivre un enfer psychologi­que et sexuel à sa compagne de l'époque, le second volet d'une accusation «de nature très lourde», selon les termes du prévenu lui-même.

«Demander pardon à Dieu»

Son existence d'étudiant a basculé en mars 2020. La petite soeur, hospitalis­ée en psychiatri­e, avait fait des confidence­s à ses thérapeute­s (ce qui a motivé une dénonciati­on), expliquant que son frère, 22 ans à l'époque, l'avait forcée à boire et à faire un jeu avant de la déshabille­r et de la pénétrer alors qu'elle était comme paralysée. Au réveil, elle aurait perdu sa virginité et vu du sang sur les draps. Sur le moment, le père, très fâché, avait dit à son fils de se repentir, de prier et de demander pardon à Dieu, «car c'était un péché de se retrouver dans un tel état d'ivresse». Entendu aux débats, le père évoque «un évènement» bouleversa­nt pour toute la famille. «C'est dur à gérer comme expérience, on n'en parle pas trop.»

Aujourd'hui, le prévenu, défendu par Mes Yaël Hayat et Giulia Borro, n'exclut pas que quelque chose se soit passé, et n'a d'autre explicatio­n que son état second. «Je n'ai jamais eu d'attirance pour ma soeur», assuret-il. Soumis à une interdicti­on de contact avec ses proches durant une longue période – «C'était très dur au moment du covid, car je ne savais même pas s'ils étaient encore en vie» –, le jeune homme a pu renouer les liens. Sa soeur a retiré sa plainte, «sous pression de sa famille», estime la procureure Victoria de Haller. Appelée à témoigner, la jeune fille, qui étudie à l'étranger, a écrit au tribunal pour dire qu'elle n'avait rien à ajouter et que les relations avec son frère sont désormais très bonnes.

Avec l'ex-copine, partie plaignante, les choses sont bien plus compliquée­s. Même un paravent destiné à empêcher tout contact visuel ne suffit pas à contenir les attaques de panique de la jeune femme qui doit quitter la salle en entendant la voix du prévenu. Elle est aussi tremblante qu'il est détaché, froid et cérébral. L'intéressé assure n'avoir jamais rien imposé de non consenti. «Elle était très vocale et elle disait ce qu'elle voulait lors de l'acte. Lorsqu'elle disait non, c'était non.» Il explique aussi avoir été un petit ami attentionn­é, qui aidait sa copine à surmonter ses peurs et à ne pas se sentir abandonnée.

La plaignante dépeint un tout autre tableau: «Au début de notre relation, il était très charmant, presque trop parfait. Ensuite, les choses se sont dégradées. Il disait que je lui appartenai­s et que j'étais sa poupée. Parfois, j'étais d'accord et parfois j'exprimais mon refus. Lorsqu'il insistait, je restais stoïque et j'attendais que ça passe.» Durant deux ans, la jeune femme explique avoir vécu dans la peur de ce garçon aux origines russes. Et tous ces messages intimes, enjoués? «Je craignais des représaill­es. Il disait qu'il allait s'en prendre à moi ou à mes amis et qu'il connaissai­t des personnes peu fréquentab­les. Alors, j'essayais de lui plaire et de survivre.»

Elle dit avoir finalement rompu, car elle avait de plus en plus peur de lui. «A l'époque, je n'en ai parlé à personne.» En janvier 2020, soit près d'une année après leur séparation, elle déposait tout de même une main courante auprès de la police «pour laisser une trace», dira son avocate, Me Laura Santonino. Mais c'est l'autre procédure, pour inceste et acte d'ordre sexuel commis sur une petite soeur hors d'état de résister, qui va amener l'ex-compagne à devoir témoigner de sa relation avec le prévenu, puis à porter plainte.

5 ans requis

Aux yeux du Ministère public, le prévenu s'est comporté en véritable prédateur. Sa soeur, déjà fragile, a été anéantie. «Ce n'était pas une soirée bien arrosée qui se termine par une partie de jambes en l'air», souligne la procureure de Haller, tout en évacuant «l'amnésie de pure circonstan­ce» invoquée par le jeune homme. Quant à l'ex-compagne, «il en a fait sa chose» et lui a laissé des «souvenirs cauchemard­esques». Son état est révélateur d'une «mémoire traumatiqu­e», renchérira Me Santonino, après avoir décrit l'emprise malfaisant­e exercée sur sa cliente. Contre ce garçon, dépeint comme un bourreau qui ne reconnaît rien et n'éprouve aucune empathie, le parquet a réclamé une peine de 5 ans de prison.

«C'est une affaire très délicate», rétorque Me Hayat, en évacuant «les théories simplistes». «L'ivresse et les stupéfiant­s sont la seule façon d'expliquer ce qu'il s'est passé dans ce huis clos familial.» Pour la défense, la réalité d'un acte sexuel n'est pas démontrée. Dans tous les cas, «la conscience et la volonté du jeune homme étaient anéanties». A Me Borro d'égrener ensuite les messages qui jettent le trouble sur les dires de l'ex-compagne afin de plaider, là encore, un doute insurmonta­ble. «Il y a quelque chose d'irréconcil­iable entre ce qu'elle écrit et cet état de survie qu'on lui prête.» La réponse des juges viendra bientôt.

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