Le Temps

Subvention­ner ou moraliser, il faut se décider

- NICOLAS JUTZET DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT LIBÉRAL

En 1848, l’essayiste français Frédéric Bastiat imagine une circulaire fictive qu’il publierait s’il était nommé ministre de l’Agricultur­e. Elle est d’une actualité criante, à l’heure des révoltes agricoles qui traversent l’Europe et dénoncent les monstres bureaucrat­iques auxquels les agriculteu­rs font face: «Un heureux hasard m’a suggéré une pensée qui ne s’était jamais présentée à l’esprit de mes prédécesse­urs; c’est que vous appartenez comme moi à l’espèce humaine. Vous avez une intelligen­ce pour vous en servir, et, de plus, cette source véritable de tous progrès, le désir d’améliorer votre condition.»

Avec cette dénonciati­on de la bureaucrat­ie infantilis­ante des politiques agricoles, Bastiat pose une question de fond: «Partant de là, je me demande à quoi je puis vous servir. Vous enseignera­i-je l’agricultur­e? Mais il est probable que vous la connaissez mieux que moi. Vous inspirerai-je le désir de substituer les bonnes pratiques aux mauvaises? Mais ce désir est en vous au moins autant qu’en moi.»

C’est tout le paradoxe de la politique agricole. Malgré des soutiens étatiques conséquent­s, les résultats ne semblent pas satisfaire les familles paysannes. L’OCDE estime qu’en Suisse environ 50% du revenu brut des exploitati­ons agricoles provient directemen­t ou indirectem­ent des pouvoirs publics. C’est un record mondial! On pourrait a priori croire qu’un secteur d’activité qui bénéficie d’autant de soutien politique se porte bien. Or, c’est le contraire que l’on observe. Quand on interroge les agriculteu­rs au sujet de leur qualité de vie subjective, celle-ci s’avère nettement inférieure à celle de l’ensemble de la population. Ils travaillen­t plus que les autres et se déclarent insatisfai­ts de la stabilité des conditions-cadres politiques et économique­s.

Le modèle actuel fait d’autres perdants, le reste des citoyens, qui ne vivent pas de l’agricultur­e. Ils paient la politique agricole d’abord comme contribuab­les, et une deuxième fois en tant que consommate­urs. Car en plus des transferts directs, la Suisse a gardé des protection­s aux frontières plus drastiques qu’ailleurs. Avenir Suisse calcule qu’en moyenne par année, chaque ménage paie environ 1000 francs de trop en raison du protection­nisme douanier. Fermer ses frontières ou limiter l’accès au territoire est une façon indirecte de limiter l’offre. Ce qui entraîne mécaniquem­ent une augmentati­on du prix des matières premières agricoles sur le territoire national et vient pénaliser les secteurs qui les transforme­nt, pour le marché intérieur ou internatio­nal.

S’ajoutent à cela des injonction­s contradict­oires de l’Etat. D’un côté, il lance des campagnes pour expliquer aux citoyens qu’ils doivent manger plus sainement, en consommant notamment moins de viande, et de l’autre il subvention­ne par centaines de millions de francs la production et la distributi­on de produits dont il dénonce pourtant la consommati­on (sucre, viande, vin). Cette schizophré­nie étatique doit cesser. C’est comme si le même acteur qui nous sermonne de faire le Dry January nous invitait ensuite à la Fête des vendanges de Neuchâtel. L’Etat se pense capable de nous dire qu’il est sain de s’abstenir, tout en étant le plus grand drogué du pays. Subvention­ner ou moraliser, il faut se décider!

Bastiat conclut sa lettre fictive en disant: «Cette circulaire […] sera la dernière. Désormais, pour faire prospérer l’agricultur­e, comptez sur vos efforts et non sur ceux de mes bureaucrat­es.» Souhaitons-lui d’être enfin écouté. ■

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