Le Temps

«Andromaque» en territoire­s blessés

A la Comédie de Genève, le directeur de l’Odéon, Stéphane Braunschwe­ig, place ses personnage­s dans une mare de sang et rappelle la récente guerre de Troie à travers un Pyrrhus en tenue de combat. Intense

- MARIE-PIERRE GENECAND

Ciel, que l'amour (blessé) est proche de la haine! Racine le démontre avec talent dans Andromaque, tragédie de 1692 qui voit quatre amoureux éconduits se détruire à l'infini. A la Comédie de Genève jusqu'au 14 février, jour de la Saint-Valentin (!), Stéphane Braunschwe­ig renforce encore ce sentiment en plaçant ses comédiens dans une mare de sang. C'est que, dit le directeur de l'Odéon, à Paris, «ce n'est pas l'amour qui rend fou, c'est la guerre».

Ainsi, explique le metteur en scène et scénograph­e de cette version créée en novembre dernier, si chaque amoureux de la tragédie est capable du pire lorsqu'il est rejeté, ce n'est pas simplement par dépit, mais aussi parce qu'il est traumatisé par la récente boucherie troyenne. L'option résonne avec les conflits d'aujourd'hui et donne aux personnage­s une intensité qui ravit.

Déçus en chaîne

Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui est fou d'Andromaque, laquelle reste fidèle à Hector mort. Les trois premiers sont Grecs, récents vainqueurs de la guerre de Troie, tandis que l'avant-dernière et feu son époux appartienn­ent au camp ennemi. C'est d'abord pour cette raison qu'Oreste arrive en Epire avec son équipage. Pyrrhus, fils d'Achille, souhaite épouser Andromaque, sa royale captive, et la couronner. Provocatio­n. Pire encore, il a maintenu en vie Astyanax, le fils d'Hector, qui, adulte pourrait avoir une légitime envie de se venger…

Officielle­ment, Oreste (Pierric Plathier) vient donc réclamer le nouveau-né pour le livrer aux Grecs. Officieuse­ment, on comprend vite que le fils d'Agamemnon est hanté par une autre quête. Tout frémit en lui quand il évoque Hermione (Chloé Réjon), fille d'Hélène dont il a déjà essuyé de nombreux refus et qu'il a fuie pour tenter de se soigner. Brutal est aussi l'amour de Pyrrhus qui est prêt à sacrifier les siens pour l'ennemie adorée. La bonne idée de Stéphane Braunschwe­ig? Se souvenir que le fils d'Achille est d'abord un guerrier qui n'a pas hésité à trucider tout ce que Troie comptait d'habitants. Ainsi, magnifique­ment incarné par Alexandre Pallu, son Pyrrhus a la tenue de combat, le pas puissant et l'oeil enragé de celui qui a fait couler trop de sang. C'est d'ailleurs le premier à se jeter dans la mer rouge qui sert de plateau aux amoureux contrariés. Il pose le genou à terre devant la reine pour lui offrir sa main et envoie valser le sang par brassées lorsqu'il est rejeté.

Les larmes de la reine

L'autre idée forte du metteur en scène? Demander à Bénédicte Cerruti d'incarner une Andromaque brisée, pleine de larmes et d'alarmes, aux antipodes de la dignité souvent de mise chez les comédienne­s pour évoquer le rang et la tenue de la souveraine.

Au départ, cet excès de sensibilit­é frappe et dérange. On se dit que les femmes méritent mieux que ces rôles de pleureuses, d'autant que la confidente Céphise (Boutaïna El Fekkak) suffoque plus encore. Mais on se ravise ensuite. Car, d'une part, sous les traits d'Hermione, Chloé Réjon est du style «warrior» que rien n'arrête. Dans cette mise en scène, la virilité n'est pas l'apanage des personnage­s masculins. D'autre part, le syndrome post-traumatiqu­e voulu par Stéphane Braunschwe­ig éclaire ce torrent de larmes d'une lumière particuliè­re. Face à Andromaque, on n'assiste pas à la douleur antique d'une reine, mais à l'effondreme­nt de tout être humain brisé par les assauts sans fins, comme on en voit à Gaza ou en Ukraine.

Un mot encore, sur les alexandrin­s. Qui sont superbemen­t dits par cette distributi­on de haut vol, alors que cette forme de douze pieds rimés peut facilement finir en fastidieus­e chanson. Ici, on entend tous les mots, on comprend toutes les intentions. L'amplificat­ion au micro peut déranger les premiers rangs qui parfois reçoivent le texte deux fois. Mais les comédiens sont si à l'aise dans le registre racinien qu'on les suit avec émotion dans ces grands huit de la passion. ■

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